Si les Shirley Wahls Singers ne sont pas (encore) bien connues en France, elles n'en constituent pas moins un fort remarquable groupe d'interprètes de gospels. Ces cinq chanteuses, excellentes solistes, interviennent à tour de rôle selon les morceaux, ce qui rend leur programme très varié tout en restant homogène. Elles sont accompagnées par leur pianiste attitré, Herald Johnson, et accueillent dans cet album deux invités : l'organiste Richard Gibbs et le drummer Victor Baker. Ces enregistrements datent du 4 novembre 1995.
Oh to be kept sert de mise en train, le groupe complet chantant sur tempo lent avec une flamme contenue. La directrice, Shirley Wahis, qui s'exprime sobrement avec une voix profonde, occupe la place de soliste dans quatre titres : Get right church, allègrement enlevé, cependant que le groupe swingue en marge avec ardeur ; Touch me où le chœur intervient ponctuellement avant que l'ensemble s'anime pour faire monter la tension en ouragan ; Motherless child où, seule accompagnée par le piano, elle se limite à répéter, avec une émotion bouleversante, la phrase " Sometimes l feel like a motherless child a long way from home " ; Hold to his hands dans lequel elle se détache pour répliquer au chœur swinguant de façon impitoyable.
Trois titres sont réservés à Roxciana Watkins qui possède une voix aérienne : Down by the riverside dans lequel elle débute seule accompagnée par le piano puis le groupe surgit et la pousse avec une fougue peu ordinaire ; Done made my vow et Yonder come day où elle est soutenue par le chœur chantant a cappella. Tecora Rogers s'impose dans Wind storm et Stand by me, faisant preuve d'un abattage impressionnant, elle fonce avec véhémence et la température monte au maximum.
Delores Washington n'intervient en soliste que dans Clean heart, débutant avec le chœur puis poursuivant seule son chant frémissant et recueilli. De même Charmaine Williams assure la partie principale uniquement dans If Jésus goes with me. Sa voix un peu emphatique possède un vibrato très serré. Elle chante d'abord seule puis est rejointe par ses partenaires qui animent considérablement la seconde moitié de l'interprétation. Le pianiste Herald Johnson est le soliste de Call him up, d'une atmosphère particulière évoquant davantage la comédie musicale que le gospel traditionnel. La plage restante, In his careo, est chanté a cappella par un trio vocal réunissant Shirley Wahis, Tecora Rogers et Herald Johnson.
Un superbe disque de gospel !
N.B. — Ce CD vient de paraître en France : Black & Blue 196.2, distribution Night & Day. A.V.
Dans Siesta at the fiesta se succèdent Paul Chéron à l'alto, Michel Pastre, Philippe Laudet et Laurent Hotta, ce dernier dans l'aigu de son instrument,comme Trummy Young. Pourquoi le premier solo est-il d'alto au lieu de la clarinette ? II ne s'agit pas de faire une copie conforme, et à l'audition ce premier solo d'alto semble mieux convenir que la clarinette. Laudet ne joue pas comme Snooky Young mais il ne modifie pas le paysage luncefordien. Jean-Luc Guiraud est sensationnel à la batterie.
By the River Sainte Marie n'est pas joué suivant la progression du disque de Lunceford. Le Tuxedo commence par un charmeur solo de trombone, par Hotta, joliment accompagné par l'ensemble. Puis Jean-Luc Guiraud prend un vocal plus agréable que celui de Dan Grissom. Philippe Laudet suit un peu à la manière de Clark Terry, avant le fameux arrangement de Sy Oliver parfaitement exécuté. Michel Pastre se détache un instant et Sallent termine. Notez que cette version du Tuxedo est allongée de plus d'une minute, ce qui est normal puisque celle de Lunceford fut amputée de deux chorus.
Mood indigo commence par l'arrangement de Willie Smith avec les cuivres appuyés par les saxos et la clarinette sur le même tempo décontracté.Puis on entend Paul Chéron à la clarinette jouant à la Bigard, Jacques Sallent dans le Buck et Dominique Rieux à la trompette bouchée, mais moins férocement que le oua-oua de Sy Oliver. L'arrangement d'ensemble termine l'exécution.
Battle axe, arrangement de Billy Moore, est swingué avec une suprême précision sur tempo semi-vif. L'un après l'autre improvisent J.F. Duprat dans la fonction de Trummy Young, Laudet à la place de Gerald Wilson et Michel Pastre aussi vigoureux que Joe Thomas.
L'interprétation de Coquette atteint un aussi haut degré que celle de Lunceford : même souveraine aisance semblant exclure tout effort dans le premier chorus par les trompettes avec sourdine accompagnées d'un ravissant contre-chant des trombones, identique swing d'une indescriptible élégance sur le pont avec le ténor soutenu par les trombones. Quant à Serge Oustiakiane il se tire du vocal d'une manière infiniment plus jazz que Grissorn.
Okay for Baby, arrangé par Lonnie Wilfong suit d'abord le disque de Lunceford. Mais après le solo d'alto par Paul Chéron, on entend Thierry Ollé au piano, un solo supplémentaire à l'interprétation originale, ensuite le solo de ténor par Michel Pastre, puis François Duprat que l'on pourrait prendre pour Trummy Young. Moonlight and music ne fut pas enregistré en studio par Jimmie Lunceford. Une retranscription, datant probablement de 1944 en a été publiée en microsillon par les marques Olympic, OTY, Cicala,. L'arrangement de Bud Estes comprend deux ensembles de saxos luncefordiens et des échanges contrastes entre les sections d'anches et de cuivres.
l'm nuts about screwy music, c'est-à-dire " Je suis fana de musique dingue ", comprend un important vocal, couplet et refrain, dont se tire fort bien Jean-Luc Guiraud, démontrant, comme le faisaient Fats Waller ou Slim Gaillard, qu'on peut prendre une sotte mélodie et la transformer. L'arrangement d'Edwin Wilcox est déconcertant d'habileté et il fallait la virtuosité du Tuxedo pour l'exécuter. Laudet à la trompette est le principal soliste.
Le CD se termine au mieux par Well, all right then, arrangement oral sur la typique pulsation vivante du tempo Lunceford. Les solistes jouent dans le même ordre que ceux de Jimmie : Paul Chéron à l'alto, Duprat, Guiraud, séparés par le chœur d'une partie des musiciens chantant le riff " Well all right then " et de splendides échanges entre les trombones et les trompettes bouchées. Claude Bolling étant considéré comme le premier héritier spirituel de Duke Ellington, on doit conférer à Paul Chéron le même rang hiérarchique vis-à-vis de Jimmie Lunceford.
André Doutart.
Ces enregistrements inédits proviennent d'un concert donné en Suisse, à Baden, le 5 septembre 1969. Albert Nicholas, grande figure du jazz Nouvelle-Orléans, se trouve en compagnie du trio du pianiste Henri Chaix avec Alain Du Bois à la contrebasse et Romano Cavicchiolo à la batterie.
Albert Nicholas nous offre de la clarinette comme on n'en entend plus aujourd'hui. Il fut un maître de l'instrument, son jeu fluide coule avec agilité, son discours se développe avec une continuité mélodique exemplaire. Il démarre, le plus souvent, sur un ton confidentiel, dans le grave, puis évolue, avec de brusques éclats, vers le lyrique. Il s'exprime volontiers en longues phrases et utilise toute l'étendue de son instrument tout en conservant une sonorité chaude et ronde.
Le trio d'Henri Chaix lui apporte une pulsation impeccable. L'ensemble des interprétations suivent un schéma identique : Albert Nicholas débute, laisse ensuite la parole au piano puis revient conclure. A noter qu'il n'y a pratiquement pas de solos de contrebasse et de batterie.
La plupart des morceaux mériteraient d'être cités. Albert Nicholas reste constamment superbe, particulièrement dans Black and blue, Please don't talk about me when l'm gone, How long how long blues, Ain't misbehavin', Basin Street blues. Henri Chaix, nourri à la mamelle stride, propose des solos pleins et réjouissants : C jam blues. Blue turning grey over you, l found a new baby, How long blues (trois chorus au parfum Yancey), Rosetta, Please don't talk about me. A la tête de son trio il fournit un accompagnement parfois irrésistible : C jam blues, Ain't misbehavin', Please don't talk about me, l found a new baby.
Voilà un recueil au swing euphorique !
A.V.
Le jazz réserve toujours des surprises à l'auditeur curieux, en voici une nouvelle démonstration avec cet album de Svend Asmussen. Le nom de ce violoniste danois est tout juste mentionné par les ouvrages spécialisés. Ainsi, bien qu'il ait abondamment enregistré dès 1935, il ne figure pas dans la discographie de Rust. Ce recueil a sélectionné quelques-unes des interprétations provenant d'une dizaine de séances, de ses débuts jusqu'à 1940 et l'on est époustouflé d'entendre une musique brillamment enlevée et joliment swinguée. Les jazzmen danois de cette époque n'avaient rien à envier à leurs collègues français. Le portrait du jeune Asmussen illustrant le boîtier porte une devise, aujourd'hui bafouée, : " Le jazz est mélodie, swing et vitalité ".
Le disque s'ouvre sur Tiger rag, exécuté avec allégresse et Aisance, malgré la rapidité du tempo, suivi par My blue heaven, où Svend Asmussen prend un chorus qu'il débite nonchalamment. Ces deux titres datent du 6 novembre 1935. La séance du 12 mai 1938 a produit deux interprétations superbes dans lesquelles la rythmique swingue impeccablement appuyée sur un drummer convaincant. Le violon d'Asmussen balance, de façon flamboyante, dans Sweet Sue et avec une énergie contenue dans Limehouse blues (plages 6 et 7). A son côté le célèbre musicien argentin Oscar Aleman délivre une remarquable partie de guitare. Avec un personnel renouvelé, notamment un autre drummer, la rythmique de Honeysuckle rose fournit encore une pulsation stimulante à un Svend Asmussen plein d'humour.
Dans My blue heaven (plage 11), du même 26 juillet 1940, son solo trace des arabesques élégantes avec une impressionnante facilité. Cette séance produisit aussi un agréable Put on your old grey bonnet. Quelques jours plus tard, avec un personnel identique, on relève un alerte Some of these days où tout le monde se déchaîne, poussé par le drummer. Dans After you've gone, bien swingué et plaisamment arrangé, le violon tire un feu d'artifice. On apprécie aussi sa démarche tranquille dans Whispering, son élégance dans My melancholy baby, son humour dans Limehouse blues (plage 20). Svend Asmussen chante brièvement dans la plupart des morceaux de la seconde moitié de l'album.
Comme toutes les plages non citées renferment au moins quelques passages intéressants, voilà un CD qui réserve bien des surprises étonnantes.
Ces enregistrements pris en direct (à une date récente non précisée) font entendre un duo fort étonnant : le grand pianiste Red Richards, que les amateurs connaissent bien et Charlie Gabriel, un saxophoniste que personne ne semble connaître et qui se révèle être un jazzman assez exceptionnel. C'est un choc que de découvrir un musicien possédant de telles qualités, et pourtant il ne semble pas très jeune si l'on considère sa photographie (en page 3 de couverture). Etant donné la compétence des promoteurs divers il n'est guère surprenant qu'il existe encore ça et là des jazzmen dignes d'intérêt connus seulement de leur entourage.
Charlie Gabriel joue du ténor dans un très personnel, tout rapprochement avec un des maîtres de l'instrument reste difficile, même si l'on repère de loin en loin quelques tournures à la Benny Carter ou si sa décontraction et sa sonorité feutrée peuvent évoquer Lucky Thompson. Dans Tea for two on admire son phrasé particulier combinant paradoxalement lyrisme et retenue, il joue en douceur de manière très détendue avec volubilité et humour. Toutes ses interventions sont remarquables : Three little words, exubérant ; Sophisticated lady, avec une succession de traits rapides et de moments sereins restant toujours dans le respect de la mélodie ; Poor butterfly, confidentiel, un peu haletant ; l wished upon the moon, nonchalant et drôle ; Fine and dandy, très prolixe.
Dans Sweet Lorraine et l can't give you anything but love, Charlie Gabriel joue d'un instrument annoncé comme étant un " saxello " qui sonne un peu comme un soprano avec une sonorité plus aigre. Ce pourrait être un soprano fabriqué dans une tonalité inhabituelle, du genre des instruments utilisés par Roland Kirk. Quoi qu'il en soit l'accent nasillard de ce saxello diminue sensiblement l'intérêt de ces deux plages. Inutile de préciser que Charlie Gabriel bénéficie dans toutes ces interprétations d'un accompagnement de piano magistral.
Nous avons souvent vanté les mérites de Red Richards que beaucoup sous-estiment. Lui aussi possède un jeu très personnel, notamment par le contrepoint que tisse sa main gauche : Un élégant, extrêmement musical et swinguant, un tempo inébranlable et l'art de développer son discours. Dans chaque morceau il prend de superbes solos . Par ailleurs, il assure seul Echoes of spring, pris sur un tempo inattendu, et What am l here for. Il est également seul dans Someday you'll be sorry qu'il chante, comme toujours, très inspiré de Louis Armstrong et en se fournissant un passionnant accompagnement de piano.
Un disque exceptionnel ! Par les temps qui courent ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre un jazzman, de classe, inconnu.
Les autres interprétations ne manquent pas d'intérêt : Exactly like you, pris sur un plaisant tempo moyen animé par la pulsation souple de Simon Boyer ; l let a song où Daniel Huck aligne les phrases chantantes avec une belle envolée et où Pat Giraud prend un chorus contrasté tour à tour véhément et confidentiel avant de dialoguer avec l'alto ; Splanky et sa formidable partie d'orgue soutenue par une stimulante batterie shuffle ; Some of these days dans lequel Daniel Huck joue de manière fort détendue et nous gratifie d'un vocal scat cependant que brille Pat Giraud volubile et jubilant.
Un disque sensationnel ! Et d'une belle qualité sonore.
Ces interprétations ont été enregistrées au cours d'un concert donné à Baden, Suisse, le 3 juin 1967 par Buck Clayton et Ben Webster en compagnie du quartette du pianiste Henri Chaix, avec Alain Du Bois à la guitare, Isla Eckinger à la contrebasse et Romano Cavicchiolo. Entre parenthèses, on admirera la stabilité de l'entourage d'Henri Chaix, inchangé aujourd'hui. Cette rythmique assure une pulsation impérieuse, d'une souplesse étonnante, tout au long du disque, ce qui permet aux deux vedettes d'évoluer en toute sérénité.
Dès les premières mesures de The Hucklebuck vous plongez dans le swing le plus irrésistible. La trompette de Buck, à la sonorié riche et vibrante, débute sur un ton confidentiel et s'anime, devient exubérante et tranchante. Ben lui succède, son ténor sonnant de façon quelque peu caverneuse, d'abord paisible, prenant son temps, il gagne progressivement en violence. Après une belle intervention d'Henri Chaix, les deux souffleurs reprennent le thème pour conclure. On admire leur jeu chaleureux, sensible et lyrique dans Satin doll.
Pendant l'exposé du thème de Perdido Ben Webster fournit un contre-chant bien venu à Buck qui ensuite déploie un jeu mobile qui transmet son excitation au drummer. Le ténor amorce son discours de façon très laconique et le poursuit avec volubilité. Les trois titres suivants se déroulent sans Buck. My Romance est une ballade exécutée avec velouté et tendresse ; That’s all, joué par Ben d'un bout à l'autre, impressionne par son recueillement et In a mellotone bouillonne à mesure de son développement.
Buck revient et Ben abandonne la scène pour les deux titres suivants : Topsy, qui sera le sommet du disque, pris sur un bon tempo moyen et l want a little girl, en tempo lent. Dans les deux morceaux Buck joue d'abord avec sourdine, plein d'élégance, de délicatesse (et de puissance !), de sûreté (et d'humour !), puis Henri Chaix intervient avec bonheur et Buck reparaît, jouant ouvert avec une éloquence impressionnante. Le groupe se retrouve au complet dans les remarquables C jam blues, avec Buck particulièrement détendu et Ben évoluant du doux au méchant, et Sunday, allègrement enlevé, où le jeu incisif de Buck fait merveille et où Henri Chaix prend quatre chorus swinguant de plus en plus.
Un disque superbe ! A.V.
Le début de l'année 1995 est riche en découvertes de la plus grande importance. Une grotte préhistorique ornée de magnifiques fresques rupestres est trouvée en Ardèche. Dans le même temps 24 solos inédits (non répertoriés dans la discographie Laubich et Spencer) d'Art Tatum viennent d'être exhumés et publiés en CD. Si cet événement ne secoue peut-être pas le monde paléontologique, il constitue un choc dans celui des amateurs de piano-jazz. Tatum y joue en solo pour une station de radio californienne en 1940 et y improvise, comme d'habitude, de façon époustouflante.
Encore mieux il joue certains morceaux qu'il n'a jamais enregistrés en solo (l cried for you, l thought about you, l got rhythm, Dark eyes) ou qu'il n'enregistra en solo qu'à la fin de sa vie (Caravan, All the things you are, have you met Miss Jones, Stompin' at the Savoy, If l had you). Il n'est pas tout à fait exact de dire que tous ces enregistrements sont inconnus. En réalité, grâce à mon ami Aaron Bridgers, grand pianiste et éminent " Tatumologue ", je connaissais déjà l got rhythm, This can't be love (où interviennent un orchestre de studio et une chanteuse). If l had you et Elegie (dans ce morceau — incroyable mais vrai — Tatum se trompe, mais Tatum après lui avoir fait écouter son acétate : " Ne me parle plus jamais de ce truc ") respectivement répertoriés oui ! Aaron Bridgers s'était vertement entendu répondre par T 7030, T 8921, T 8940 et T 8941 dans le Laubich-Spencer.
A côté des spécialités habituelles de son répertoire où l'arrangement ne varie guère à chaque version on trouve des morceaux plus surprenants (The Shout, une de ses rares compositions) ou traités de façon inhabituelle (curieuse excursion atonale dans Where or when). Tatum joue de manière très libre et détendue, avec une fougue et un swing incroyables dans les tempos médium et rapides (stride implacable dans The Shout, main gauche fabuleuse dans Stompin' at thé Savoy, arrangement délirant du début de l got rhythm, swing forcené de la fin de If l had you, etc.). Enfin, la qualité technique de ces enregistrements est excellente, nous restituant particulièrement bien le magnifique SON tatumien.
Le temps passe et des trésors inconnus surgissent parfois du passé sans crier gare, nous laissant espérer de nouvelles découvertes futures. Cette longue série d'inédits de Tatum est une de ces merveilles inattendues et inestimables.
Louis Mazetier
Cet album, enregistré le 17 novembre1993, permet de retrouver avec plaisir Red Richards, artiste de grand talent, seul au piano. Le disque s'ouvre sur l wished on the moon interprété avec légèreté, tout en finesse et élégamment swingué. Ce morceau, comme l would do most anything for you et it’s over because we're through, comportequelques passages chantés, imprégnés de l'esprit Louis Armstrongmais, bien sûr, délivrés dans un registre fort différent. Dorothy, sur tempo lent, baigne dans une fraîcheur évoquant Willie The Lion Smith, là aussi dans un tout autre .
Drop me off in Harlem et Louisiana sont des plages pleines de richesse mélodique relevée par un jeu de main gauche actif et subtil et toujours au tempo de fer. Red Richards swingue délicatement My romance et enlève avec humour Idahoe en utilisant un stride aérien intermittent. Three little words constitue un des grands moments de l'album, un bouillonnement de verve où se conjuguent grâce et fermeté. La prise de son, convenable mais sèche, aurait pu être de meilleure qualité.
Sous prétexte qu'aujourd’hui il faudrait jouer du jamais entendu, de préférence en ennuyant et en divaguant, on assiste à des " renouvellements " touchant à l'absurde. Plutôt qu'un Orchestre National de Jazz s'efforçant de faire une musique inattendue qui, en réalité, manque d'imagination et de tempérament, nous préférons le Tuxedo Big Band qui produit une musique swinguante et belle en choisissant de recréer les œuvres d'un des plus talentueux grands orchestres de l'histoire du jazz, celui de Jimmie Lunceford.
Ce Tuxedo Big Band possède de multiples attraits et d'abord une rythmique d'une souplesse exceptionnelle autour d'un drummer de grande e : Jean-Luc Guiraud. Le jeu d'ensemble, excellent, se distingue par une décontraction, une joie de jouer et un enthousiasme vraiment étonnants. Du côté des solistes nous sommes également gâtés, même lorsqu'ils reprennent les interventions de leurs modèles, car ils savent swinguer. Signalons les trompettes Jacques Sallent, dans la lignée
Buck Clayton (Rhythm is our business, Dream of you, Knock me a kîss) et le puissant Dominique Rieux, dans le rôle de Paul Webster (For dancers oniy, Lunceford spécial), le trombone Jean-François Duprat (Yard dog mazurka, Lunceford spécial), Paul Chéron à l'alto (Rhythm is our business, Ain't she sweet, Blues in the night, Margie). Mais le soliste le plus impressionnant est le saxophoniste ténor Michel Pastre, tout imprégné de Lester Young, il brille dans chacune de ses interprétations, notamment dans Rhythm is our business, Whats your story Morning Glory, Annie Laurie, l'm alone with you, Lunceford spécial.
Voilà un orchestre comme nous n'en avions pas entendu depuis longtemps, qui ne recherche pas la puissance à tout prix, n'est pas obsédé par la précision, mais qui cultive avec bonheur la décontraction et le swing qui en découle. Il n'v a pas de plages faibles, les meilleures semblant être Four or five times. Yard dog mazurka, Aîn't she sweet. Annie Laurie. Blues in the night, l'm alone with you, Lunceford special. Il faut applaudir le travail exceptionnel réalisé par Paul Chéron qui a transcrit avec une minutieuse efficacité les arrangements originaux et a réuni, comme par magie, des musiciens jouant dans l'esprit voulu et qu'il dirige de main de maître.
François Rilhac (1960-1992) fut un des pianistes les plus prodigieusement doués que nous ayons connus ces dernières décennies : il avait énormément travaillé et pouvait faire pratiquement ce qu’il voulait avec le clavier d’un piano. Cette technique du plus haut niveau, il l’avait mise au service du jazz le plus pur, puisé aux meilleures sources : Fats, James P, Le Lion, Tatum, et Donald Lambert. Comme tous les grands créateurs, il transformait en jazz tout morceau qu'il interprétait : aucune différence dans la qualité du swing, du feeling et de l'improvisation entre des " classiques " comme Mule walk et des " morceaux populaires" comme Louise ou Can't heip lovin' that man, et aussi des compositions personnelles comme celle de la plage 13. Il était même capable de taire du stride sur " La Mère Michel ! " : " Ça c'est la classe, on l'a ou on l'a pas " ; comme disent les Slapscats.
Sa puissance dépassait celle de tous ses collègues, et ce n'était pas une puissance brutale, mécanique, automatique, mais une puissance maîtrisée, nuancée, modérée. Il est si facile de faire du piano mécanique... c'est tout autre chose que de retrouver la finesse et le swing des grands maîtres de Harlem ! Et François avait réussi, là ou bien d'autres ont échoué. Souvent sans même s'en rendre compte.
Vous avez dans ce disque tout l'art de François Rilhac (sauf le blues et le boogie), Chaque interprétation a son propre cachet, avec le plus souvent des touches de Tatum dans les introductions, quelques passages hors tempo, des chorus swingués en douceur, et puis le démarrage en force, et parfois un brusque retour au calme en fin de morceau. En pur stride. Oh Peter est impeccable : c'est du stride " hard ", dru, serré, à la Donald Lambert. High society est admirable : jamais vous n'avez entendu ce morceau entièrement joué au piano et si bien adapté à l'instrument tout en respectant parfaitement son caractère. Un seul morceau est trop contracté, nerveux, c'est le dernier ; mais tout le reste est de haute tenue.
Il ne sera pas nécessaire d'analyser plus en détail le contenu du disque puisque cela est fait dans toute la précision et la compétence voulues par Louis Mazetier sur l'abondant et documenté livret intérieur. La reproduction est très bonne le plus souvent. Deux ou trois plages sonnent de façon un peu étouffée, mais ce n'est pas grave. Il faut vivement féliciter Emmanuel Jacomy qui a réalisé ce disque, mais aussi Jean-Pierre Bertrand qui a eu la clairvoyance et la détermination de faire jouer François dans son club de la " Table d'Harmonie " pendant ses plus belles années. Bien entendu, personne ne peut se dispenser d'acquérir ce CD.
Dans sa collection " the chronological ", Classics a publié une intégale d’Ethel Waters couvrant en 7 CD sa premiere période (1921 – 1940 ) .Celle-ci a ensuite interrompu sa carrière de chanteuse qu’elle ne reprit qu’en 1947.
" Ethel Waters est une " soprano dramatique " au registre étonnamment étendu, au timbre d'une pureté impeccable. Sa diction est parfaite, sa justesse miraculeuse dans tous les registres, sa technique vocale exceptionnelle au point d'étonner les amateurs de chant ique, bien que sa voix, claire et limpide, reste typiquement noire par son timbre et son accent. En outre, la perfection de son débit pour décaler une phrase ou une syllabe, en prolonger une autre, donne à son chant une sorte de balancement à la fois souple et extrêmement intense qui est profondément " jazz ". Elle a au suprême degré le don d'émouvoir, par son vibrato sensible et frémissant, par l'expression qu'elle met dans les paroles, donnant ainsi à toutes ses interprétations une empreinte indélébile. C'est la plus grande de toutes les chanteuses de jazz, celle qui a inspiré, influencé à peu près toutes les autres. "
(Hugues Panassié - dictionnaire du jazz)