Coleman Hawkins and His Orchestra : Body and soul, Basin Street blues, Lazy butterfly. Ella Fitzgerald : A-tisket a-tasket, I’ve been saving myself for you. Fats Waller and His Rhythm : Yacht Club swing, I haven’t changed a thing, Summer souvenirs/Who blew out the flame, You must have been a beautiful baby/Sixty seconds got together/I’ve got a pocket full of dreams, Alligator crawl, Spider and the fly.Lionel Hampton Jam Session : Dinah, Blues, Chinatown my Chinatown, Stardust, Rosetta. Carl Kress : Heat wave. Emilio Caceres trio : China boy
Dans le Bulletin du HCF 656, Dominique Brigaud vous a narré ce conte de fées, et je vous renvoie à son article pour ce qui est des tenants et aboutissants de l’affaire. Pour enjoliver, j’ajouterai que Bill Savory, chercheur, fut l’inventeur de la gravure en 33 tours (qui portait l’autonomie des acétates de 16 pouces à presque un quart d’heure) et
qu’il travaillait à la Columbia, d’où sa présence dans les enregistrements des émissions de la CBS ou de ses épigones. Les agents artistiques se battaient alors pour obtenir la présencede la radio là où se produisaient leurs poulains, car c’était un fabuleux moyen de promotion, et c’est comme ça que le petit père Savory a dû faire son marché jazzistique,
programme après programme, et avec tout le discernement du bon musicien amateur qu’il était, saxophoniste ténor et pianiste. Il devait d’ailleurs serrer le jazz de très près, puisqu’il a fini par épouser Helen Ward, la chanteuse de l’orchestre de Benny Goodman !
Si son activité éclairée s’est interrompue en 1941, c’est parce que l’US Navy, désormais en guerre, a cravaté ce petit génie pour ses services de recherches, d’où l’apparition des radars embarqués dans les chasseurs dits « tous temps » et celle du chercheur-trouveur dans les cockpits comme pilote d’essai puis de combat. À souligner que, la paix revenue, on ne l’a pas revu pour autant du côté musical de l’existence : recravaté aussi sec (par la CIA), son talent s’est désormais exercé dans les techniques d’écoute et de contre-espionnage.
Bill Savory mourut sur son trésor en 2004, sans avoir accordé à quiconque la moindre possibilité de mettre le nez ou les oreilles dans le contenu des piles de cagettes qui encombraient son garage, et il faut rendre grâce à Gene Savouret, héritier éclairé qui a considéré tout ce bazar, promis à la décharge autorisée la plus proche, comme pièces de
musée négociables. Il faut aussi rendre grâce à Jonathan Scheuer, conservateur du Musée national du jazz de Harlem qui en a décidé l’acquisition, à Loren Schoenberg qui en a fait l’inventaire et à Doug Pomeroy qui en a assuré la restauration. Quant au juriste resté anonyme qui a réussi en terre américaine à ce qu’une publication en soit possible
sans encombre côté droits, c’est un héros de notre temps.
Le résultat est là et la série lancée. Ce premier lot s’ouvre sur du somptueux, avec un Body and soul joué par Coleman Hawkins. Le morceau bouche-trou du 11 octobre 1939 n’a pas tardé à devenir un ‘must’, et Hawk le joue souvent. Là, quelques mois plus tard, nous sommes au Fiesta Dancetaria, sur Times Square, l’établissement est une sorte de MacDo avant la lettre, mâtiné night-club, prière de jouer la musique qui va avec, bien lisse et pas trop de bruit siouplait.
Hawkins est furieux : « mon orchestre n’est pas un orchestre de miquets, nous jouons comme nous sentons devoir le faire, et pas le genre de saucisson que… qui… », etc. Finalement, il joue ce qu’il a envie de jouer et ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à aller se faire cuire un oeuf, justement, la cuisine est pile à côté.
Évidemment, c’est une résidence qui s’achèvera à peine commencée, mais c’est dans l’adversité qu’on reconnaît les meilleurs, et le Body and Soul enregistré à cette occasion dans le bruit de la clientèle ne manque pas de panache, surtout que Hawk fait durer le plaisir pendant presque six minutes, avec un bon coup de gueule quand l’orchestre le rejoint
aux trois quarts du morceau. S’ensuit un Basin Street blues arrangé d’une façon aussi inhabituelle que passionnante et où vous profiterez d’une formidable partie de batterie de J.C. Heard. Ça va crescendo, le chef en rajoute une couche et, quand Thelma Carpenter vient reprendre le ‘verse’ final, on peut imaginer la clientèle déjà collée au mur… s’ils voulaientde la musique de derrière les plantes vertes, les patrons ont été servis !
Le troisième morceau est une sorte d’indicatif final, très court et dévolu à l’annonce du spiqueur. On remonte le temps, nous voici au cours de l’été 1938 dans les studios de la CBS, où Ella et Chick Webb sont accompagnés par l’orchestre maison, lequel se sent des ailes
avec un batteur de ce poids. On entend très bien Chick Webb dans
A-tisket a-tasket, rudement bien envoyé par Ella dans ce contexte inhabituel. L’autre morceau est une jolie ballade, mais reste du tout-venant.
La suite se passe à l’automne de la même année, au Yacht Club, c’est le repaire de Fats et de sa tribu, et la rythmique déménage – et fait déménager… Herman Autrey et Gene Sedric sont déchaînés dans le Hold my hand qui inaugure la séquence. Le programme comporte quelques moments plus détendus, où l’on peut apprécier le côté chaleureux du ténor et le talent d’accompagnateur du trompettiste. Le ‘medley’ en tempo moyen-vif You must have been a beautiful baby/Sixty seconds got together/I’ve got a pocket full of dreams swingue ferme. Le puissant Alligator crawl, puis le Spider and the fly (dans une version très drôle) viennent conclure, en toute décontraction.
Après vérification, il ne s’agit pas d’une des soirées du Yacht Club déjà publiées en vinyles par le label G.O.J. Celle-ci se place juste après.
Et hop, c’est l’hiver, retour au studio et huit musiciens piégés dans une jam-session (dite« Jam at the ballroom », ce qui n’est pas anodin) préméditée par Martin Block, disc-jockey incontournable de l’époque. Le moment, dirigé par Lionel Hampton, est assez fantastique : pour moi, la plus grande intensité dans un album qui n’en manque pourtant pas !
Le musée harlémite en a retenu cinq plages, et les deux premières font durer le plaisir : vingt ans avant le microsillon, on est déjà dans la longue durée et les solistes ont le temps de prendre leur temps… Portés et poussés par Milt Hinton et Cozy Cole, Charlie Shavers est inépuisable et
Herschel Evans intarissable. Les trois autres, qui tiennent bien le choc, viennent de chez Benny Goodman (Vernon Brown, trombone, Dave Matthews, alto) ou Tommy Dorsey (Howard Smith, piano). Vous entendrez Dinah (moyen-vif) et Blues (moyen lent, huit minutes dans le blues jusqu’aux genoux, y compris le vocal de Hamp). Pour moi et peut être pour vous, la révélation restera ici Herschel Evans, finalement si peu entendu en disque le temps d’une très courte carrière, fabuleux musicien, sincère, engagé et direct, et qu’on retrouve un peu plus loin, en soliste d’un bout à l’autre, dans un Stardust aussi magnifique qu’inattendu. Quelle inspiration… après un coup pareil, j’en connais qui n’ont plus qu’à refondre complètement l’article EVANS, Herschel de leur dictionnaire. Dans l’intervalle et avec Lionel au piano, un remake de China stomp, déjà gravé lors d’une des séances qui lui avaient été confiées à la même époque par la maison Victor, séances auxquelles
la présente série, également détendue et axée sur le swing, ressemble d’ailleurs beaucoup. C’est toujours comme ça, avec Lionel Hampton : on ne se refait pas… en conclusion, une vigoureuse interprétation de Rosetta, où le jeune Charlie Shavers est particulièrement brillant (je ne sais pas si «la faculté de citer est un substitut commode à l’intelligence», mais l’irruption de Humoresque dans son solo est une vraie trouvaille !).
Je passe sur les deux derniers morceaux de cet album dématérialisé : Carl Kress est un guitariste intéressant et le duo de guitares acoustiques une jolie formule, mais il n’est pas en situation dans un pareil recueil. Quant au China boy expédié par la famille Caceres, c’est surtout un morceau de bravoure dans la catégorie « plus stressant, tu meurs ». Emilio Caceres, surdoué du violon, a sans doute enregistré des choses plus intéressantes.
Le fondateur du Bulletin aurait sans doute conclu : « Si vous passez à côté de ça, jeme demande pourquoi vous lisez le Bulletin. » Pour ma part, je suis trop timide pour ajouter quoi que ce soit, mais je n’en pensepas moins !
Volume 02 : Jumpin’ at the Woodside - The Count Basie orchestra featuring Lester Young : Honeysuckle rose, I ain’t got nobody, Rosetta, Blue and sentimental, Every tub 1, Good morning blues, Limehouse blues 1, Limehouse blues 2, Roseland shuffle 1,Texas shuffle 1, Texas shuffle 2, The Apple jump 1, Every tub 2, Jumpin’ at the Woodside, Pound cake, Roseland shuffle 2, Sent for you yesterday, Swingin’ the blues, The Apple jump 2, I never knew, Bugle call rag, One o’clock jump
Que dire de cette musique ? Tout cela est foudroyant et ferait exploser jusqu’à la plume morgantinienne ! Il me semble tout à fait inutile de vous faire le détail, tout est au plus haut niveau que vous puissiez imaginer et, en plus, à part le dernier morceau, c’est très bien enregistré par Mr Bill Savory, le son a une présence qu’on retrouve très rarement dans les disques « officiels » de l’époque et, en particulier, on profite pleinement des quatre éléments de la fameuse et légendaire « meilleure rythmique de l’histoire du jazz ».
Les onze premiers morceaux de ce recueil ont été enregistrés en 1938 au Famous Door, le temps de trois soirées d’été puis de trois soirées d’automne, les dix suivants au Woodside, six au printemps 1939, quatre dans l’hiver 1939-1940 et le dernier (One o’clock jump) est en fait le premier dans le temps (fin mai 1938), à l’occasion d’un « Carnaval of
Swing » qui se tenait dans le parc de Randall’s Island (une île située dans l’East River, entre
Harlem et le Bronx). Le programmateur en était Martin Block pour le compte de la station de radio WNEW, filiale de CBS (tout se tient).
Ce One o’clock jump est assez spécial, car en fait… ce n’est pas One o’clock jump ! Il s’agit d’une sorte d’ancêtre du morceau, qui avait en réalité nom Blue balls, ne comportait pas la fin popularisée par la suite et se terminait, comme vous entendrez, par un empilement de chorus de riffs joués crescendo et comme des malades. C’est le seul morceau
où le son soit un peu détérioré, sans doute par usure d’une galette trop écoutée. Tout le monde sait comment John Hammond, entendant l’orchestre de Basie sur son autoradio, a été conquis, s’est rendu à Kansas City (Reno Club) et lui a mis le pied à l’étrier. La suite a été déconcertante, car la musique de cette formation vigoureuse et proche
du blues est apparue à la limite de l’incongru dans les lieux où il a tout d’abord fait jouer l’orchestre. Après un peu d’adaptation, des apparitions à l’Apollo et au Savoy et quelques batailles d’orchestres dont cette tribu à fort tempérament est sortie la tête haute, Hammond a cherché et trouvé un point fixe, sous la forme d’une petite boîte de la 52e rue,
fermée l’été à cause de la chaleur, dévolue le reste du temps à des soirées-cabaret (attractions, vocalistes avec rythmique) et qui avait nom le Famous Door. Pour ceux qui ont connu la fameuse cave de la rue Pavée, il s’agissait à peu près des mêmes dimensions, morphologie voûtée mise à part. Les propriétaires ont trouvé parfaitement délirant (on les comprend) d’imaginer y placer quatorze musiciens additionnés de deux vocalistes, mais l’accord passait par la prise en charge par Hammond de l’installation de l’air conditionné, et pouvoir ouvrir pendant l’été ne pouvait que leur être profitable ! En fin de compte, l’orchestre y passera quatre mois, de la mi-juillet à la mi-novembre 1938, encaqué dans cinq mètres de large, la tête de la contrebasse touchant le plafond
et la section de saxes jouant par-dessus le quart de queue blanc laqué placé en enclave dans le public. Mais ce qui rend cet engagement décisif, c’est l’installation in situ d’un câble de la CBS (encore) permettant une programmation de l’orchestre plusieurs fois par semaine un peu partout à de très bonnes heures d’écoute et, au fil de ces retransmissions, ’acquisition d’une notoriété jamais démentie par la suite.
C’est l’époque où Hugues Panassié se rend à New York pour enregistrer les fameux disques que l’on sait. Le 12 octobre 1938, à peine descendu du paquebot (à sept heures du matin) et installé chez Mezz, celui-ci l’emmène après-dîner au Famous Door, où il reste jusqu’à quatre heures du matin ! Quelle journée et quelle santé… son étonnement est grand de « constater qu’un orchestre de quatorze musiciens joue dans une
salle minuscule sans assourdir les gens ». Il est ébloui par la sonorité collective des cuivres et émerveillé par la technique de Jo Jones, dont le son lui apparaît aussi porteur aux balais qu’aux baguettes. Madeleine Gautier nous a raconté, dans nos jeunes années, la manière dont Basie, l’air de penser à autre chose, enchaînait les morceaux en jouant quelques accords auxquels se joignait peu à peu, mine de rien, la rythmique, pour poursuivre et terminer ce qui était en fait un chorus lançant l’arrangement du morceau suivant. On entend le début de ces transitions dans l’enregistrement, mais c’est très vite shunté.
L’enregistrement est d’une grande qualité. Pour nous, auditeurs par ricochet, la présence de l’orchestre est telle qu’il suffit de fermer les yeux (ou la lumière) pour nous retrouver assis au creux du piano, aux pieds du guitariste et pas loin du batteur. Le reste est un swing d’ensemble dévastateur et des solos menés avec une verve et une conviction
que je n’ai retrouvées nulle part ailleurs, ce qui s’en approche le plus résultant des séances d’enregistrement de certains V Discs.
Là, vraiment, une fois parcourue la onzième plage de cette merveille virtuelle (et autrement qu’en MP3 ou sur votre autoradio, please, il y a des choses que l’on se doit de respecter),vous aurez une idée à peu près exacte de ce qu’était cet orchestre… et vous pouvez sauter à pieds joints dans les soirées du Woodside. Le Woodside Hotel était l’établissement harlémite où l’orchestre Basie séjournait quand il n’était pas en tournée, une sorte de port d’attache permettant de répéter dans
une grande pièce en demi-sous-sol, juste à côté de la salle à manger de l’hôtel (Buck Clayton racontait que, généralement, quand la répétition se terminait, tous les convives étaient en train de danser).
Le Woodside organisait des soirées dansantes, et c’est là que Bill Savory est de nouveau allé planter ses micros l’année suivante. Dans un espace naturellement plus vaste que le Famous Door, le son est différent et l’enregistrement un peu dur (mais à la hauteur). L’orchestre semble moins proche, mais il est explosif. Autour, on écoute, on danse,
l’ambiance est volcanique et on y donne de la voix (attention, vous risquez d’en faire autant et d’inquiéter votre entourage, prenez vos dispositions). Explosif, c’est le mot, et il faut souligner ici qu’il s’agit de gens jeunes : moyenne d’âge 29 ans (au moment de leur maturité collective, vous calculerez 27 ans pour Fletcher, 26 ans pour Duke, 25 ans pour Lunceford et 28 pour Chick Webb). 25-30 ans, c’est le meilleur
âge pour le sport, ce qui me rappelle des réflexions d’Hugues, qui aimait bien le parallèle avec le rugby, « ce jazz des sports » : là, on est en plein dedans, entre la puissance des uns, la finesse des autres, la synergie de l’équipe. Et puis on est entre compétiteurs, devant un public, du même âge. Alors, ça donne, et ça donne même beaucoup.
Cette plongée d’une heure dans la musique de l’orchestre de Count Basie est riche en découvertes passionnantes : l’abattage incroyable de Harry Edison, benjamin de l’orchestre (23 ans), que je n’ai jamais entendu jouer avec cette liberté et ce souffle dans les disques enregistrés en studio ; celui de Herschel Evans (j’avais beau m’y attendre, mais…) au Famous Door ; la rigueur et l’efficacité d’une rythmique où on profite enfin de la guitare ; la parenté de Jo Jones avec Chick Webb (au Woodside) ; la façon aussi dont tout tourne autour du piano comtal. Et puis cet éclairage sur Lester Young, musicien que
vous ne reconnaîtrez peut-être pas du premier coup lors de certaines de ses interventions.
Dans la première partie, c’est lui qui joue de la clarinette que lui avait offerte Benny Goodman. Dans la seconde, après la disparition d’Herschel Evans, c’est son cousin, ami et successeur Buddy Tate (plus tard mis plus en évidence) qui s’en charge. Les arrangements, riches en dynamique, sont tous de chez le bon faiseur : Fletcher Henderson, Eddie Durham, Herschel Evans, Edgar Battle, pour la plupart.
Pour en revenir à la production savoryenne du NJMH et à ces deux recueils, assortis de livrets bien documentés, vous aurez compris qu’il s’agit de quelque chose de fondamental et qui ne coûte que quatre clics et trois sous.
Le fondateur du Bulletin aurait sans doute conclu : « Si vous passez à côté de ça, jeme demande pourquoi vous lisez le Bulletin. » Pour ma part, je suis trop timide pour ajouter quoi que ce soit, mais je n’en pense
pas moins !
Mémoire de Blues propose un film de près de quatre heures en deux parties d’égale durée, dont Jacques Morgantini est le concepteur-acteur et Jacques Gasser le réalisateur. Une jaquette soignée et un livret ntroductif agrémenté de photos déclinent une liste exhaustive de musiciens et de participants en forme de générique.
DVD 1 – The Genesis (1 h 53) :
Une vue panoramique d’un paysage verdoyant, une voix off désignant « une petite bourgade du sud-ouest de la France », peu après un jardin paisible dont le propriétaire vient prendre place sur un banc (ailleurs ce sera au bureau de sa discothèque) pour s’adresser à un interviewer discret non visible à l’écran… Telle se présente la séquence d’ouverture
d’une partie dont le titre de « genèse » laisse attendre un récit d’apprentissage, de fondements d’une histoire, une narration d’événements à l’origine d’une passion. De fait, Mémoire de Blues débute par la relation de souvenirs lointains de Jacques Morgantini : la
révélation à l’adolescence d’une musique hors du commun, la lecture des écrits d’Hugues Panassié dans Jazz Hot, l’entrée au Hot Club de France en 1941, la nomination en 1950 au poste de vice-président de l’association, la constitution d’une collection de disques enrichie par les échanges avec les correspondants étrangers, l’émerveillement devant les « troubadours » du blues comme Kokomo Arnold ou Sleepy John Estes, l’organisation du premier concert à Pau – avec les quarante et un spectateurs de Big Bill Broonzy…
Mais, bien vite, c’est l’évocation des rencontres personnelles avec d’éminents représentantsde la musique de blues qui prend le dessus et captive l’attention, à commencer précisément par Big Bill accueilli en 1951 dans la demeure parentale à l’époque où Jacques était encore un « Tanguy »… Plus tard défileront, cette fois dans la maison de Gan, une pléiade de bluesmen conviés lors des tournées passant par Pau, Bayonne, Biarritz ou Bordeaux. Occasion d’une galerie de portraits dont on laissera le plaisir de la découverte en se contentant d’égrener des noms prestigieux : T-Bone Walker, John Lee Hooker, Muddy Waters, Pinetop Perkins, Buddy Guy, Memphis Slim, Johnny Shines…
Plusieurs, plus attachants ou plus étonnants, sont dessinés à traits appuyés, tels Rosetta Tharpe, Cousin Joe, Jimmy Rogers, Koko Taylor, Willie Mabon, Luther Allison, sans oublier le pittoresque Big Joe Williams avec sa guitare bricolée à neuf cordes et soninvraisemblable portefeuille.
Autant d’artistes rendus vivants par des photographies, plusieurs par des filmages sur la scène paloise et des extraits de disques, d’autres par des enregistrements privés, l’ensemble assorti de commentaires lors desquels le conteur se double du critique compétent, capable – sur un ton aisé et naturel – d’individualiser les styles instrumentauxet vocaux ou de mettre en lumière les thèmes d’inspiration et l’invention verbale
de ces créateurs attentifs aux « choses de la vie » : démarche pédagogique s’il en fut, mais si loin d’un discours rébarbatif.
DVD 2 – The French Connection (1 h 57)
Avec la seconde partie débute « l’aventure américaine », ou récit des voyages effectués à Chicago entre 1975 et 1978 par les Morgantini : tantôt Jacques et Marcelle avec leur fils Luc, tantôt Marcelle avec Luc, parfois accompagnés de Jean-Marie Monestier, fondateur du label Black & Blue, dont l’action en faveur du jazz est à plusieurs reprises soulignée
avec chaleur. Dès lors les extraits filmés sur place dans les cabarets chicagoans vont, en une habile complémentarité, alterner avec des séquences tournées en public à Pau, Bordeaux ou Orange, et d’autres réalisées en privé « at home ». Concernant lesimages américaines, le spectateur doit garder à l’esprit que les prises de vues ont été effectuées par des non-professionnels du cinéma : tournages avec une seule caméra, utilisation de films 8mm d’une longueur limitée, éclairages précaires en certains lieux… Mais, paradoxalement, ces conditions a priori défavorables confèrent aux documents le précieux cachet de l’authenticité. D’autant que les films n’ont pas, précise le livret, « fait
l’objet d’un traitement technique particulier » et sont présentés « sur un écran blanc virtuel comme pour une projection sur l’écran blanc traditionnel ». Ce respect pour l’originalconcerne aussi les photographies – non retouchées – et les enregistrements sonores (sur magnétophone Nagra IV-S) – étalonnés tout au plus.
La « French Connection » invite à son tour à de passionnantes rencontres, dorénavant centrées sur les bluesmen de la Windy City sollicités pour le label MCM : Homesick James, Big Voice Odom, Jimmy Johnson, Luther Johnson Jr., Magic Slim, Willie Kent, Willie James Lyons, Luther Snake Johnson, Little Mack Simmons, sans parler de leurs
multiples accompagnateurs nommément mentionnés. Au passage, Jacques Morgantini s’attarde sur certains artistes, tels Bobby King (2) (superbe guitariste prématurément disparu), Jimmy Dawkins (cicérone dont l’aide sur place fut si précieuse), John Littlejohn (brillant spécialiste du bottleneck), Hubert Sumlin (jovial « Pierrot lunaire ») ; une attention
toute particulière est accordée au « trio magique » des Aces, « la meilleure sectionrythmique de blues au monde », et à son batteur Freddy Below au talent – et à la gentillesse – hors de pair (la séquence réservée à ce groupe est l’une des plus remarquables).
On n’aura garde d’oublier qu’à la faveur de ces campagnes d’enregistrement, nombre des musiciens ci-dessus firent leurs premiers disques, virent leur carrière prendre forme et purent participer à des tournées internationales. Il n’est que d’écouter leurs prestations pour juger du bien-fondé d’une notoriété que confirme à son tour la dizaine
d’enregistrements inédits proposés en « bonus ».
Au long des deux parties du film, les lecteurs du Bulletin reconnaîtront la faconde à laquelle Jacques Morgantini les a accoutumés : même humour pour décrire sa rencontre avec sa future épouse ou parler de sa « tante à héritage », même plaisir de l’aparté (gentiment) provocateur, même goût pour les anecdotes piquantes narrées avec truculence.
Mais par-delà le talent du narrateur et la richesse du « documentaire musical » (comme le désigne la jaquette), il n’échappera à personne que Mémoire de Blues constitue un double hommage. Hommage d’abord à Marcelle Morgantini au souvenir de laquelle le film est dédié et que le spectateur est amené à rencontrer grâce à diverses photos, quelques apparitions filmées et deux fugitives répliques : personnalité distinguée, élégante, enjouée, tantôtmaîtresse de maison accueillante et cuisinière émérite (Marcelle Morgantini’s cassoulet,enregistra Jimmy Dawkins3), tantôt femme d’action établissant des contrats, menant (à ses frais) des séances d’enregistrement (4), s’aventurant pour filmer dans ces quartiers du South Side et du West Side de Chicago si peu recommandés aux Blancs. Entreprise audacieuse et féconde, exclusivement mue par une admiration désintéressée : « Marcelle, déclara Jimmy Dawkins en 2012, était vraiment imprégnée par la musique. C’était une femme merveilleuse qui aimait profondément le blues. » Par son label MCM, elle parvint
à donner leur chance à des artistes scandaleusement méconnus voire gnorés des compagnies locales, et ces oubliés du système éprouvèrent la fierté de « devenir quelqu’un », selon le mot de Jimmy Johnson. Pour mesurer la portée de son initiative et la gratitude unanime qu’elle suscita, on relira dans les Bulletin(s) 609 et 610 l’article publié en 2010 dans la revue américaine Living Blues sous la plume de Stuart Constable qui, entre autres manifestations de reconnaissance, cite une lettre émouvante de Jimmy Dawkins : « Très chère Marcelle, vous avez fait une bonne action en travaillant avec les artistes noirs du blues. Chaque année ils attendent la dame qui vient de France. Parfois ils me demandent : “Quand la dame va-t-elle venir de France pour faire les disques?”, car ils ne connaissent pas votre nom. Ils savent qu’ils ne pourront pas tous être enregistrés, mais vous leur donnez de l’espoir, ils savent que quelqu’un se soucie d’eux. »
Hommage enfin au Blues, musique unique qui ne saurait laisser indifférent, ainsi qu’à ses adeptes, ruraux ou citadins, confiant « sans pleurnicher » leur mal de vivre, exprimant à mots plus ou moins couverts leur révolte, par exemple face à l’injustice et la discrimination, puisque « le blues, c’est dire en chansons les émotions que l’on ressent à regarder le monde autour de soi ». Que de disques le montrent ici, depuis l’affront de l’exclusion avec Black, Brown and White de Big Bill Broonzy, jusqu’au drame personnel avec When my first wife left me de John Lee Hooker ou le poignant Love me Papa de Luther Allison… Ainsi, dans ce film, le blues, à l’encontre du méprisant classement « race records » de naguère, est salué dans sa dignité, magnifié dans sa créativité, sa vérité et sa générosité.
Servi par le filmage sobre et le montage fluide de Jacques Gasser, Mémoire de Blues est un document à nul autre pareil, qui porte témoignage, avec une rare justesse de ton et un saisissant enthousiasme, de l’engagement d’une vie.
Jacques Canérot (Bulletin du HCF 649)
1- On trouvera un récit détaillé de ces divers voyages et des séances d’enregistrement qui en résultèrent dans l’article de Jacques Morgantini paru dans le Bulletin 565 sous le titre « Marcelle Morgantini, le Blues, Chicago ». Onze LP du label MCM furent distribués par Black & Blue, plus tard diffusés en CD par Storyville avec divers compléments
2- Sur ce météore du blues que fut Bobby King, on relira l’important article de Jacques Morgantini paru voici deux ans dans le Bulletin 629
3- Jimmy Dawkins “Tribute to Orange”, LP Black & Blue 33.038
4- Nombre de ces enregistrements figurent dans le coffret de 8 CD “The Chicago Blues Box” Storyville Records 108 8612, chroniqué par André Vasset dans le Bulletin 623
5- Article « La French Connection : Marcelle Morgantini et les disques MCM », traduit pour le Bulletin par François Desbrosses
I’ve got the world on a string, Somebody stole my gal, Keepin’ out of mischief now,Lullaby in rhythm, I cover the waterfront, Daintiness rag, Ain’t misbehavin’, Sugar, Sweet Lorraine, La mère Michel, On the sunny side of the street, Body and soul, F minor stride, April in my heart, It’s only a paper moon
Plutôt que d’en avoir une conception linéaire, chronologique et sur le modèle de « un clou chasse l’autre », certains préféreront considérer le jazz comme une sorte de jardin où prolifère une végétation infiniment diverse. Selon les moments et les humeurs, on peut aller s’y promener au hasard (ou pas), parfois bien étonné de voir surgir ici ou là quelques fleurettes que l’on croyait seulement répandues ailleurs. Le climat est très diversifié, et le torride peut voisiner avec la plus rafraîchissante des poésies. C’est un monde qui palpite, dont chaque être possède une pulsation vitale, et de nouvelles espèces y viennent sans arrêt, à côté
d’autres qui ne meurent jamais.
D’autres, qui préfèrent avoir la tête dans les étoiles, feront la comparaison avec un ciel illuminé par la fameuse obscure clarté d’astres et de météores eux aussi infiniment divers et toujours renouvelés. L’avantage est que ce décor-là intègre les étoiles filantes. Et justement…
François Rilhac était une de ces étoiles filantes-là : à peine apparu, éblouissant, exceptionnel, ce surdoué du piano quitta notre vallée de larmes pour le paradis du swing, en laissant tellement peu de traces « officielles » que ses amis – personne n’a réellement pu se consoler de sa disparition à seulement trente-deux ans – restent à l’affût de la moindre bande magnétique rendant compte de l’une de ses apparitions.
Ceux-là parlent de François Rilhac au présent : pour eux, il est toujours vivant. Son alter ego Louis Mazetier, grand pianiste lui aussi et pratiquant le même style, le décrit comme un personnage complexe, tantôt exubérant, tantôt sombre, exprimant dans son style pianistique ses contradictions : tour à tour tendresse et agressivité, timidité et
assurance, fragilité et puissance. Maître d’ouvrage de cet album, Louis Mazetier ajoute, parlant de son ami : « Ces contrastes rendent sa musique profonde, attachante et humaine, car l’émotion y est toujours présente. Il ne triche pas, s’engage, prend des risques, se plante parfois et se rattrape de façon étourdissante. Il survole le piano avec une maîtrise stupéfiante et, dans les grands jours, n’a peur de rien. »
On ne saurait mieux décrire le contenu de ce disque, recueil d’autant plus précieux que, à ma connaissance, on ne trouvera guère François Rilhac en soliste que sur un microsillon publié en 1987 et sur un CD posthume (déjà concocté par Louis Mazetier) enregistré à la même époque et publié il y a vingt ans.
Ici, nous sommes en juin 1985 et le pianiste au sommet de son art. Il ne s’agit pas d’un studio d’enregistrement, mais d’un club dédié au jazz en général et au piano en particulier. L’endroit, aujourd’hui disparu, se trouvait au coeur du Quartier Latin et avait nom : La Table d’Harmonie.
Voilà François Rilhac quasiment dans son salon, avec des amis autour. Le Nagra de la maison Black & Blue tourne discrètement et les micros sont des Neumann : nous sommes au meilleur de ces temps analogiques dont le son tend de nos jours à se perdre.
Quant à l’artiste, il sait tout faire et il ne s’en prive pas. Les influences sont là, de Fats Waller à Art Tatum en passant par Willie ‘The Lion’ Smith, mais toute cette belle musique est avant tout du pur François Rilhac : ici, il vous donnera sa tendresse – dans la vie, c’était un homme gentil et très généreux ; là, il vous secouera par le swing ravageur
d’une main gauche rompue au ‘stride’ et qui ne manque jamais de muscle ; là encore il vous fera rêver dans une poussière de notes. Avec lui, l’inattendu est de rigueur et l’humour toujours au rendez-vous : c’est La mère Michel qui en fait les frais à la plage 10 de l’album, formidable improvisation sur ses démêlés avec le père Lustucru. La mère Michel ne retrouvera pas son chat, mais la maison Black & Blue a fini par remettre la main sur ce moment de bonheur oublié au fin fond de ses archives. Quant à vous, si vous m’en croyez, précipitez-vous chez votre fournisseur habituel dès sa parution : grâce à ces inédits, vous allez pouvoir trouver – ou retrouver – un des plus grands et des plus rares musiciens que le jazz français ait produits.
Laurent VERDEAUX (Bulletin du HCF 653)
Lorsque furent publiés, en 1973, les mémoires de Duke Ellington, voici comment l’éditeur (Doubleday, New York) présentait l’ouvrage: « C’est l’histoire de Duke Ellington, l’histoire du jazz lui-même […], une symphonie écrite par le Roi du Jazz dont l’histoire couvre et définit un demi- siècle de musique moderne. » Mais il aura fallu attendre quarante-trois ans pour que, grâce aux éditions Slatkine et à la Maison du Duke que préside Christian Bonnet, les lecteurs francophones puissent enfin se plonger dans cette histoire de bout en bout passionnante.
Pour structurer le récit de sa vie, peut-être parce que, selon les dires de son fils Mercer, il rêva toujours d’avoir sa propre revue à Broadway et qu’il fut aussi un remarquable homme de scène, Ellington utilise le vocabulaire du théâtre : huit grands chapitres intitulés « actes », comportant chacun une section qui, sous le nom de « Dramatis Felidae »(1), trace le portrait (il y en a près d’une centaine) des gens qui ont compté pour lui tout au long de sa carrière : en premier lieu, bien sûr, les musiciens de ses orchestres, mais aussi les pianistes qui l’ont influencé, comme James P. Johnson ou Willie Smith le Lion, des chefs de grandes formations (des collègues en quelque sorte!), comme Fletcher Henderson (« Le son de son orchestre a toujours été celui que je rêvais d’obtenir dès que j’aurais eu mon big band », p. 68), Chick Webb ou Don Redman, les chanteurs et chanteuses qu’il a accompagnés, au premier rang desquels Ivie Anderson, mais aussi Herb Jeffries, Kay Davis ou Alice Babs. Avec un art consommé de la formule pour peindre tel ou tel, Duke se révèle être un fin observateur des moeurs et des habitudes, doublé d’un analyste précis lorsqu’il s’agit de définir la singularité musicale de chacun : « Le Lion, c’était un gladiateur dans l’âme » (p. 114), en parlant des défis que Willie Smith ne pouvait s’empêcher de lancer aux autres pianistes ; « pouvoir se laisser flotter sur la mer immense et aventureuse de l’espérance » (p. 179), pour caractériser l’assise rythmique qu’assurait Jimmie Blanton ; « un danseur-batteur qui peignait des images chorégraphiques avec ses tambours » (p. 124), pour définir la pulsation de Chick Webb. Quant au fidèle complice, Billy Strayhorn, il « était mon bras droit, mon bras gauche, les yeux derrière ma tête, mes ondes cérébrales à l’intérieur de son crâne, et vice versa » (p. 175).
On sait que la vie professionnelle d’Ellington fut particulièrement bien remplie. Ses Mémoires le confirment : de ses débuts à Washington aux dernières tournées européennes et asiatiques, pas un jour où la musique ne soit présente. Quand il ne joue ou ne dirige pas son orchestre, il prend des notes (qui formeront la matière de cet ouvrage) et, surtout, il compose. Plusieurs pages sont ainsi consacrées à l’élaboration d’oeuvres que le Duke jugeait essentielles, notamment les Suites, comme la Queen’s Suite (3)(p. 134-135) ou la Black Brown and Beige (p. 195-197), ainsi que les fameux Concerts Sacrés (p 285-297). Il sait aussi manier l’humour quand il s’agit de pièces plus légères : « Dancers in Love est un morceau dans le style naïf […] dans lequel un garçon a du mal à percevoir quel genre de parfum porte sa partenaire parce qu’ils dansent loin l’un de l’autre, et que la fille ne songe qu’à danser ! » (p. 198). Il faudrait pouvoir tout citer (notamment les comptes rendus, souvent détaillés, des tournées à travers le monde) d’un ouvrage qui rompt avec la tradition du récit de vie, car, comme le dit Claude Carrière dans sa préface, le Duke écrit comme il compose, c’est-àdire au gré de son inspiration, rédigeant les textes qui lui venaient comme les « bribes de mélodies qu’il rassemblait, ordonnait et orchestrait ensuite pour et avec ses musiciens…» (p. 13-14). En sus de tout cela figurent, à la fin, la liste complète des compositions ellingtoniennes(4), une discographie sélective et un index très précis. On regrettera seulement l’absence de la centaine de photos que comportait l’édition américaine.
Tout amateur de musique devrait faire siennes les dernières lignes du livre : « Elle balance. Elle a la grâce. À l’entendre parler, on n’en croit pas ses oreilles. […] La musique est ma maîtresse et elle ne se contente pas de jouer les seconds rôles. » On ne voit vraiment pas comment on pourrait se dispenser d’une telle lecture.
Alain CARBUCCIA (Bulletin du HCF 651)
1- C’est le critique Stanley Dance qui suggéra à Ellington d’utiliser cette expression latine dont le sens, « les chats de l’intrigue », renvoie au terme anglais « cats » désignant, dans l’argot du jazz, les musiciens ainsi que les amateurs de cette musique
2- Music Is My Mistress est centré sur la carrière musicale d’Ellington. C’est dire que les confidences intimes sont quasi absentes, si l’on excepte les quelques pages consacrées à ses parents, à sa soeur Ruth et à son fils Mercer. À noter toutefois, dans le chapitre « Médecins et chirurgiens », le récit savoureux de ses déboires physiques
3- Selon Duke, le chant d’un oiseau et les coassements des crapauds, entendus un soir sur une route de Floride, l’auraient inspiré pour l’écriture de certaines parties de la Queen’s Suite. Cette scène (racontée p. 134-135) rappellera peut-être aux cinéphiles (il y en a parmi les amateurs de jazz !) l’épisode du film d’Abel Gance Un grand amour de Beethoven (1936), où le compositeur écrit la Symphonie pastorale à partir des bruits de la nature
4- Complète par rapport à celle de l’édition originale qui présentait une lacune pour les années 1947 à 1952
Sentimental journey, Grandpa’s spells, Just a closer walk withThee, I wish I were twins, East St. Louis toodle-oo, Love will find a way, Stoptime rag, L.O.V.E, Ostrich walk, Handful of keys, Memories of you/I’m in the mood for love/Isn’t it romantic ?, Swing that music, When you and I were young Maggie, Travelin’ boogie
En 2004, j’avais déjà repéré le talent de Paolo au travers de son premier CD en solo alors qu’il n’avait que 23 ans. Stephanie, elle, avait à peine 20 ans quand elle grava en 2006 son premier album, révélant une superbe technique pianistique vite complétée par une bonne dose de
swing qui permit à son second CD d’être couronné en 2011 par un Prix du Hot Club de France.
Le couple qu’ils ont ensuite formé a enregistré en 2012 un premier CD intitulé “Two for One” salué par une chronique louangeuse de Daniel Janissier dans le Bulletin 617. Or, au mois d’août dernier, à l’occasion du fort sympathique festival oléronais « Un piano dans la pinède », j’ai découvert ce nouvel album en duo enregistré en 2014. Paolo Alderighi et Stephanie Trick pratiquent donc une formule jusque-là peu utilisée dans le jazz : le piano à quatre mains, procédé qui s’avère bien différent du duo de pianos. Joué sur le même instrument, le piano à quatre mains réclame une complicité et une complémentarité totales sans exclure le contraste des styles, et il se révèle extrêmement
spectaculaire en concert.
Comme leur premier CD, celui-ci donne lieu à des arrangements fort bien venus et met en valeur les qualités propres à chacun. Pour Paolo : un agréable toucher, une belle musicalité et un sens aigu de l’harmonie. Pour Stephanie : une main gauche d’une grande souplesse et un jeu particulièrement brillant et dynamique. À elle, la virtuositédu ‘stride’ et du boogie. À lui, les incursions dans le monde d’Ellington ou de Garner.
Ceux, de plus en plus nombreux, qui ont eu la chance de les voir en concert repéreront plus aisément à l’écoute ce qui est dû à l’un et à l’autre. Mais chacun pourra apprécier ce jeu à quatre mains qui forme un tout que l’on ne doit pas dissocier et qui s’avère une forme musicale originale, bien différente tant du piano solo que du duo de pianos.
Dans cet album, de belles réussites comme Just a closer walk with Thee où la fusion des styles est particulièrement réussie. Dans East St Louis toodle-oo, un rythme à trois temps et un passage à la Garner viennent s’intercaler dans une évocation qui n’était pas évidente de l’arrangement ellingtonien. Dans Love will find a way, la musique nostalgique de Paolo se marie à celle plus joyeuse de Stephanie. Stoptime rag est l’interprétation facétieuse d’un ragtime de Scott Joplin. Handful of keys est une interprétation tout en légèreté du chef-d’oeuvre de Fats Waller. Les deux pianistes ne font pas mentir le titre de Swing that music où l’on repère dans quelques passages le ‘stride’ décoiffant de Stephanie. Paolo expose avec feeling le beau thème de When you and I were young Maggie avant que Stephanie ne le soutienne par une pompe efficace. Si Travelin’boogie est une des plus swingantes interprétations du recueil, c’est aussi une des plus originales, bien que l’on y retrouve des figures classiques du boogie sur un fond de basses roulant à souhait.
À vrai dire, il n’y a pas d’interprétations faibles dans cet album et l’on souscrit au jugement de Dick Hyman : « Ensemble, ils jouent un stride à quatre mains comme cela n’avait jamais été fait. »
Claude-Alain CHRISTOPHE (Bulletin du HCF 653)
Né en 1964, Lucky Peterson s’est révélé en 1984 en enregistrant l’album “Ridin’” (Bulletin 333, p. 23) qui mettait en valeur son grand talent de pianiste/organiste. Il chantait certains titres dans ce disque, mais sa voix, bien que plaisante, n’avait pas encore atteint sa pleine maturité, un peu comme celle de Ray Charles à ses débuts. Seulement, au lieu de se contenter d’apprécier ce recueil et d’attendre tranquillement les futures réalisations du musicien, bon nombre d’amateurs de blues ont considéré “Ridin’” comme une référence et ont été ensuite déconcertés par
l’évolution musicale de Lucky Peterson, en particulier par le succès planétaire de son CD “I’m Ready” en 1993 (Bulletin 414, p. 18) et notamment de sa version de la composition de Howlin’ Wolf, Who’s been talkin’. C’est que Peterson avait bien changé ; et s’il s’y montrait toujours excellent pianiste/organiste, il chantait beaucoup plus qu’auparavant avec feeling et autorité, jouait fréquemment de la guitare électrique avec brio. Fort du succès commercial de “I’m Ready”, Lucky enregistra alors
plusieurs CD entre 1995 et 2005 dans lesquels il délaissait le plus souvent le blues et le jazz au profit du funk ou du pop/rock… Durant cette période, seul le recueil “Spirituals and Gospels” daté de 1996 (Bulletin 459, p. 14), où Peterson accompagne à l’orgue et au piano la chanteuse Mavis Staples, offrait de l’intérêt pour nos lecteurs.
On pouvait croire alors que Lucky Peterson était perdu à jamais pour la musique que nous aimons ! Mais le miracle s’est produit avec l’enregistrement en 2010 de deux recueils : “Heart of Pain” (Bulletin 592, p. 19) et “You Can Always Turn Around”(Bulletin 623, p. 24). Ces albums ont été certes encensés par les spécialistes, mais, bien que recelant pas mal de chefs-d’oeuvre, ils n’ont été que moyennement appréciés par les
amateurs, sans doute influencés de façon négative par ses précédentes productions.
Pour ma part, je pense que le présent album, daté de 2015, devrait enfin rallier tous les suffrages car il prouve, et sans la moindre réserve, que celui que ses fans et certains journalistes surnomment « le Mozart du blues » est un chanteur, guitariste et pianiste exceptionnel.
Dans ce disque, et selon les morceaux, Lucky emploie la guitare électrique, la guitare acoustique, la guitare dite « Dobro » (qui possède un système spécifique à résonateur), le piano acoustique, le synthétiseur, et associe à sa voix ces différents instruments, montrant sa maîtrise exceptionnelle du re-recording. Il est secondé par des partenaires dignes de lui, à savoir : Kelyn Crapp à la guitare d’accompagnement, Jonathan Fisher à la contrebasse et Jamil Byrum à la batterie – précisons, en passant, que ce dernier est nettement supérieur à Raul Valdes que l’on entend habituellement dans les disques
récents du grand bluesman.
Étant donné la qualité de la musique, je vous propose un commentaire à propos de chaque titre. Le disque s’ouvre sur le dansant Is it me au rythme très enlevé, actuel, et en même temps assez subtil. Cette interprétation, qui rappelle à la fois James Brown et Buddy Guy, est typique du style de Lucky Peterson. Waiting on you, blues semi-vif, est
swingué de façon réjouissante, bien chanté et agrémenté d’un excellent solo de guitare, et si la section rythmique y est peut-être un peu trop présente, elle n’en demeure pas moins efficace et solide. Be your man et Erline montrent l’influence qu’ont eue sur Peterson des chanteurs-guitaristes de blues des générations précédentes tels que Robert
Johnson ou Elmore James. Dans ces deux blues, les sonorités que Lucky et Kelyn Crapp tirent de leur instrument, ainsi que le dynamisme de leur jeu, sont impressionnants ; l’ambiance des parties chantées est par contre fort différente d’un morceau à l’autre : humour et ironie dans le premier, concision et commentaires parlés dans le second. Vous ne perdrez pas votre temps à l’audition du captivant Wasting my time : le chant très personnel de Lucky, tour à tour ironique, nonchalant et rebelle, y est splendide, soutenu par des riffs de piano rappelant le style de Memphis Slim et des interventions de guitare à la B.B. King. Mad as a man can be, en tempo vif dans un climat rock ‘n’ roll – le vrai, pas les imitations – , met en relief les qualités et la virtuosité du chanteur ainsi que le punch et l’invention du guitariste qui combine avec bonheur la manière de B.B. King avec celle de Chuck Berry.
Ajoutons que l’influence de Chuck, associée à celle d’Elmore James, se perçoit également dans Never coming back : sur un tempo de rêve, Lucky Peterson chante ce blues avec beaucoup de verve, dans un registre plus aigu qu’à l’accoutumée. Dans Repo man, sa voix gutturale et émouvante ainsi que ses qualités pianistiques sont parfaitement mises
en valeur, non sans évoquer Ray Charles. Quant à Six o’clock blues, ballade nostalgique hors tempo, chantée avec retenue et feeling, enrichie par une excellente partie de guitare, elle constitue un morceau original et inattendu – mais peut-être aurions-nous préféré entendre Lucky chanter un gospel en s’accompagnant à l’orgue.
Le disque se termine par le subtil et ‘jazzy’ Feeling they call the blues, magnifiquement nterprété par le grand bluesman et ses accompagnateurs, le guitariste, le bassiste et le batteur y jouant encore plus qu'ailleurs en parfaite symbiose avec le chanteur/pianiste.
Mais pour clore cette chronique, j'ai préféré réserver Long nights, qui pour moi constitue le sommet du disque : c’est une longue plainte en tempo lent, pleine de mélancolie et d'émotion, qui met surtout en valeur les qualités du chanteur ; le solo de guitare y est inspiré, rayonnant, avec des tournures empruntées plus aux guitaristes de jazz qu'à ceux de blues, l'ensemble bénéficiant d'un accompagnement sobre et efficace, enrichi d'une partie de piano superbe et intense.
En résumé, je ne peux que vous recommander chaleureusement l’acquisition de cet album, d’un niveau exceptionnel, sans doute le meilleur enregistré à ce jour par Lucky Peterson.
Raphaël AUBIN (Bulletin du HCF 652 )
PRIX SPÉCIAL DU JURY
MÉMOIRE DE BLUES
de Jacques Morgantini
et Jacques Gasser (réalisateur)
Double DVD -
Wholly cats, On the Alamo, Shivers, Stardust, Breakfast feud, Soft winds, ACDC current,Memories of you, Seven come eleven, Pagin’ thedevil, Solo flight, Till Tom special, Gone with what wind
Pour réaliser cet opus, le saxophoniste ténor Michel Pastre s’est entouré du jeune et prometteur trompettiste Malo Mazurié et du fameux trio désormais réuni sous la bannière de La Section Rythmique : David Blenkhorn à la guitare, Sébastien Girardot à la basse et Guillaume Nouaux à la batterie. L’enregistrement eut lieu les 20 et 21 janvier 2015. Ce qui frappe d’emblée dans ce disque, c’est la cohésion d’une formation où l’on sent que le swing s’est constamment invité. Rendons justice au guitariste David Blenkhorn qui a su se couler dans le moule de la musique de Charlie Christian sans pour autant imiter de façon servile sa façon de jouer. On ne peut que louer sa superbe technique instrumentale, son jeu clair, précis et mélodieux. Quant au saxophoniste ténor Michel Pastre, s’il fait toujours référence à Lester Young, son jeu me semble avoir encore gagné tant en sérénité qu’en rondeur. Voyons tout cela de plus près.
Les compositions font essentiellement appel au répertoire de l’orchestre de Benny Goodman, dont celles signées en partage avec Charlie Christian : Shivers, ACDC current, Seven come eleven, Solo flight. De beaux thèmes fort peu joués de nos jours et c’est dommage. Dès le premier morceau, Wholly cats, on est frappé par le drive que dégage l’orchestre, ce que la suite ne fera que confirmer ; le jeune trompettiste Malo Mazurié y prend un solo très bien articulé et on appréciera aussi le diminuendo bienvenu lors de la coda. Michel Pastre déroule avec sérénité et sensibilité On the Alamo où David Blenkhorn distille des accords tirés au cordeau. Sur Shivers, Michel Pastre et Malo Mazurié prennent chacun un chorus : le trompettiste s’exprime avec clarté et concision, les deux solistes sont portés par un afterbeat forcené de la rythmique et on remarquera la belle intervention du guitariste. Sur Stardust, pris en tempo aisé, Michel Pastre fait montre de lyrisme tandis que Dave Blenkhorn égrène des accords d’une grande musicalité. Dans Breakfast feud, un thème-riff où Malo Mazurié est en vedette, Michel Pastre intervient rageusement, le morceau se poursuivant par de délicats ensembles. Soft winds, une jolie mélodie, est prise sur un tempo qui balance bien ; David Blenkhorn y développe de belles phrases épaulées par des riffs appuyés par le duo trompette/saxo ténor. ACDC current, autre thème-riff, est de toute beauté : les deux souffleurs sont performants et David Blenkhorn, inspiré par ce thème, est remarquable.
On passera sur Memories of you, un peu léger. Seven come eleven met en valeur Michel Pastre mais aussi David Blenkhorn, impressionnant de virtuosité, bien secondé par la basse et la batterie au swing impétueux ; Malo Mazurié y est fringant, jouant bien assis sur le temps, et Guillaume Nouaux prend un solo d’une grande maîtrise soutenu par de solides accords des deux souffleurs. Belle prestation d’ensemble sur Pagin’ the devil, un blues très low-down mené par Michel Pastre au son charnu, suivi du trompettiste qui joue fermé ; à la basse, Sébastien Girardot prend un solo fortement charpenté, tout de justesse et d’équilibre. Solo flight, l’un des meilleurs titres, presque entièrement dévolu à Dave Blenkhorn éclatant de classe, nous ravit par ses superbes envolées. Malo Mazurié est tranchant sur Till tom special, tout comme Michel Pastre, et le ‘drumming’ de Guillaume Nouaux, ferme, précis, gorgé de swing fait merveille en solo. Gone with “what” draft, joliment amené, termine agréablement cette session.
Nous tenons là un disque mémorable dont nul ne saurait se passer.
Christian Sabouret - Bulletin du HCF 645 de Novembre 2015
CD (79 min) : Praise God, Tell me it’s the truth, Come Sunday, In the beginning God, Almighty God /Choral, The shepherd, Heaven, It’s freedom, Meditation, Every man prays, The Lord’sprayer, Praise God and dance ,Calmighty God / Choral1.
DVD (112 min) : Praise God, A glimpse of God, Something about believing, Reading the Bible, In the beginning God, Almighty God, Pastor John G.Gensel, The shepherd, Optimism, Tell me it’s the truth, Come Sunday, Every man prays, The Lord’s prayer, Heaven, It’s freedom,Communication, Meditation, David danced before the Lord, Love, Is God a three letter word for love ?, Mistakes, Father forgive, Praise God and dance
L’initiative de Laurent Mignard d’entreprendre avec le Duke Orchestra un « tour des cathédrales », comme l’avait fait Ellington entre 1965 et 1973, est la bienvenue. Le récital proposé a été filmé en public à Paris, en l’église de La Madeleine, le 1er octobre de l’année 2014 (quarantième anniversaire de la disparition du pianiste) avec un personnel imposant : trois vocalistes (Sylvia Howard, Nicolle Rochelle, Emmanuel Pi Djob), un claquettiste (Fabien Ruiz), douze Voix en Mouvement (dirigées par Michel Podolak), cent vingt choristes provenant de quatre ensembles d’Île-de-France et les seize membres du Duke Orchestra : Claude Egea, Sylvain Gontard, Jérôme Etcheberry, Richard Blanchet (tp), Fidel Fourneyron, Michaël Ballue, Jerry Edwards (tb), DidierDesbois, Aurélie Tropez (as, cl), Olivier Defaÿs (ts), Carl Schlosser (ts, fl), Philippe Chagne (bs, bcl), Philippe Milanta (p), Bruno Rousselet (b), Julie Saury (d), Laurent Mignard (dir.).
Ce généreux concert de près de 2 h s’adresse à un public qui dépasse de beaucoup celui des amateurs de jazz. Car, du côté de ces derniers, la musique d’inspiration religieuse d’Ellington est parfois reçue avec réserve, comme s’il était inconcevable que l’auteur de The mooche fût aussi celui des Sacred Concerts (la même réticence pouvant concerner les Suites). C’est oublier que Duke Ellington revendiquait d’être appelé non pas « compositeur de jazz », mais seulement « compositeur », soucieux qu’il était de ne pas devoir brider sa créativité. Quant à ses préoccupations d’ordre spirituel, il suffit de lire son autobiographie Music Is My Mistress pour les percevoir sans ambiguïté. Laurent Mignard, qui connaît « son » Duke sur le bout des notes et des mots, ne pouvait ignorer cette dimension de l’artiste ni cet aveu : « Je considère ces concerts de musique sacrée comme la chose la plus importante que j’aie jamais faite. »
Des trois concerts sacrés écrits par Ellington on identifiera dans l’album six titres du premier, huit du second, un du troisième. Les huit titres restants, notés en italique dans la liste ci-dessus, ne sont pas musicaux : ils consistent en de brèves interventions prononcées en anglais (sous-titré) par Mercedes Ellington, petite-fille du compositeur et « gardienne du temple » comme la désigne le livret. Ce sont ces textes transitoires, porteurs de « messages» de Duke, qui, par leur fonction d’annonces, soulignent la cohérence d’un programme dont l’agencement pourrait de prime abord sembler disparate. On est ainsi en présence d’un ensemble complexe, caractérisé par une ample diversité de thèmes, de climats,de tempos, d’intervenants et servi par une scénographie grandiose.
Si toutes les interprétations confirment la mise au point d’un orchestre soutenu par une rythmique exemplaire, plusieurs portent bel et bien la marque du jazz le plus swingant.Introduit par le piano de Philippe Milanta sur une souple pulsation de Julie Saury et Bruno Rousselet, Something about believing est dominé par Sylvia Howard, dialoguant avec les choeurs de sa voix grave, profonde et ménageant des espaces à Jérôme Etcheberry( tp) et Fidel Fourneyron (tb) ; on retrouve la chanteuse avec sa même sûreté dans Tellme it’s the truth où interviennent plaisamment le trombone de Michaël Ballue et l’alto de Didier Desbois, et aussi dans un Lord’s prayer vivifiant et gospelisant où elle partage le micro avec Emmanuel Pi Djob, ardent « prêcheur » aux intonations « growlées », tous deux aiguillonnés par la trompette harcelante de Jérôme Etcheberry. The shepherd, portrait musical du pasteur John G. Gensel si respecté de Duke, est encore brillamment illustré par Etcheberry dans le sillage de Cootie Williams par le découpage des phrases, l’épaisseur du son, le poids des notes, la maîtrise de la sourdine : on saluera la performance.
En matière de spectacle, le titre le plus attrayant est bien sûr David danced before the Lord, talentueuse démonstration de Fabien Ruiz dont le ‘tap dancing’ personnel, d’une
parfaite élégance, alterne avec invention puissance et légèreté (et l’on tendra aussi l’oreille aux variations d’Aurélie Tropez à la clarinette).
Les plus longues pièces du programme, mosaïques de thèmes, de mouvements, de tempos, méritent une approche différente. Proche du début du concert, In the beginning God (19 min) est l’exemple même de l’interprétation foisonnante. Le premier thème est sobrement exposé par Philippe Chagne (bs) et Aurélie Tropez (cl), relayés par la voix puissanted’Emmanuel Pi Djob. Les paroles de cette composition ambitieuse, titrée des premiers mots de la Bible, évoquent la naissance de l’univers : on y reconnaîtra l’humour de Duke quioppose au « rien » d’avant la Création une liste de réalités… souvent bien inattendues. Le ténor impétueux de Carl Schlosser brode en tempo vif sur le second thème tandis que le choeur énumère en cadence les livres de l’Ancien Testament ; puis retour au premier thème avec la trompette de Dominique Blanchet additionnant contre-ut et bi-contre-ut sous l’oeil admiratif (et amusé) de ses collègues ; enfin, après l’énoncé des livres du NouveauTestament par les chorales, la clôture est réservée à la batterie de Julie Saury : un solo subtil, rigoureux, plein de « couleurs sonores », où l’utilisation expressive des cymbales précède des frappes agiles sur les toms et des roulements serrés sur la caisse claire. It’s freedom (12 min 30) ne manque pas non plus d’originalité : le rôle du choeur est prépondérant dans cet hymne à la liberté scandé de façon obsédante, tantôt triomphant, tantôt murmuré, voire exprimé en de multiples langues et soudain commenté par la voix… d’Ellington en personne ; en marge de la partie chorale se déploient, au gré des segments de l’interprétation, des interventions de Fidel Fourneyron (éloquent au trombone avec la‘plunger’), Philippe Milanta (incisif au piano), Didier Desbois (mobile et lyrique à l’alto) et Carl Schlosser (véhément au ténor). Le final, Praise God and dance (12 min) est, comme il se doit, construit en gradation : la séquence d’ouverture, hors tempo puis en tempo lent, est confiée à Nicolle Rochelle, surprenante en diva chargée du répertoire d’Alice Babs ; puis un tempo vif s’installe, magistralement tenu par l’intraitable ‘after-beat’ de Julie Saury et la basse dansante de Bruno Rousselet, et donne lieu jusqu’à l’issue du concert à d’opulents ensembles orchestraux, auxquels se mêlent les exhortations des choristes et d’où se détache principalement le ténor d’Olivier Defaÿs au discours « sinueux » avant la trompette« stratosphérique » de Richard Blanchet. Dans une ambiance autrement paisible, on appréciera Praise God, où le baryton de Philippe Chagne instaure au début du concert un climat de solennité ; Come Sunday,phrasé par Sylvia Howard avec une ferveur intense sur un background orchestral feutré; Almighty God, où s’entrelacent les vocalises « angéliques »9 de Nicolle Rochelle et la clarinette d’Aurélie Tropez dans le registre grave ; Is God a three letter word forlove ?, de nouveau voué à la voix cristalline de la chanteuse, tout comme Heaven, qui bénéficie d’un suave chorus d’alto de Didier Desbois aux riches inflexions ; enfin Meditation, solo intimiste de Philippe Milanta joué hors tempo avec un toucher plein, raffinérappelant immanquablement la sérénité de maintes faces ellingtoniennes.Father forgive est une interprétation à part : Mercedes Ellington y lit un récitatif dont
chaque verset est suivi des deux mots du titre-supplique harmonisés pour les Voix en Mouvement de Michel Podolak. Extra-jazz certes, mais prenant.
Au total, un album exigeant, fruit d’un impressionnant travail collectif, qui vient prolongeravec audace les hommages rendus assidûment par Laurent Mignard et son DukeOrchestra à un créateur ‘beyond category11. Une réussite pour un sacré défi.
Jacques Canérot - Bulletin du HCF 641 - Mai 2015
Livre de 76 pages au format 30 x 22 cm (à l'italienne). Cartonné. 120 photos ou illustrations N&B et couleur
Les lecteurs de Traveling Blues et de Jazz Puzzles, vol.1 connaissent le goût de l’auteur pour la rigueur, la précision, voire l’exhaustivité de l’information. Son nouvel ouvrage ne déroge pas à ce principe d’exigence : qu’il s’agisse de dates, de chiffres, de généalogie, de localisation, d’identification, rien n’est énoncé qui n’ait été préalablement authentifié au moyen de documents ou de preuves irréfutables. Il résulte de cette quête minutieuse une reconstitution convaincante de l’itinéraire de l’homme et du musicien Frank Goudie que sa haute taille avait fait surnommer ‘Big Boy’.
Le livre n’est pas subdivisé en chapitres, mais constitué d’une succession d’épisodes. Cette composition est heureuse car mieux adaptée à la relation d’une existence en constant mouvement qui ne cessa d’enchaîner voyages, rencontres, tournées, engagements, sessions d’enregistrement. Ainsi, au long de ce cheminement international, le lecteur croisera une pléiade de musiciens aux noms familiers car Big Boy côtoya les jazzmen les plus réputés (Tommy Ladnier, Sidney Bechet, Bill Coleman, Django Reinhardt, Earl Hines, KidOry…), tandis qu’une multitude d’autres, soit estimés moins célèbres aujourd’hui (Spencer Williams, Freddy Johnson, Freddy Taylor, Jerry Blake, Wilson Myers, ArthurBriggs, Peter Ducongé…), soit quasi inconnus (Maceo Anderson, Eugene Bullard, EmileJoseph Christian…), font l’objet de notices biographiques bienvenues. Bien sûr on suivra pas à pas Big Boy parmi les multiples orchestres auxquels il participa, y compris lors deses périples en Amérique du Sud où il se produisit dans des formations étrangères au jazz.
Toutefois le texte fait surtout la part belle aux séjours – avant et après-guerre – du musicien en France où ce professionnel multi-instrumentiste, improvisateur au style original, avait été sollicité dès son arrivée : à partir de 1933, il fut régulièrement à l’affiche des concerts du Hot Club (Hugues Panassié, souvent cité, prisait beaucoup son jeu), puis enregistra sous son nom dès 1935 avant de figurer sur diverses faces du label Swing.
Il ressort de cette trajectoire fertile en rencontres et en événements que la carrière de Frank Goudie fut celle d’un acteur à part entière de l’histoire du jazz. Curieusement, le récit décrit une destinée en forme de boucle, prenant naissance dans la Louisiane de la fin du XIXe siècle où la musique néo-orléanaise était partout présente, et s’achevant en Californie entre 1956 et 1964 au coeur de formations pratiquant le « jazz des origines » (p. 57). Cette fidélité aux racines de sa musique est d’ailleurs l’une des constantes du parcours de Big Boy, peu intéressé par « le nouveau chemin ouvert par le be-bop » (p. 50, voir aussi p. 53 et 60).
Apprécié de ses confrères, l’homme était aussi attachant que le musicien : tous les témoins le dépeignent comme aimable, chaleureux, calme, courtois, « plein de sagesse et de bon sens » (p. 61). Sans renier ses ascendances familiales, il avait des « manières européennes » (p. 58) et s’était pris d’affection pour la France : il se maria deux fois avec des Françaises, parlait couramment notre langue (au point de prononcer l’anglais avec des traces d’accent français…) et avait même pris l’habitude de porter le béret ! Ouvert néanmoins au monde, il ne manqua jamais l’occasion d’élargir sa culture, par la lecture notamment, et, dans les dernières années de sa vie, il fréquenta l’intelligentsia de SanFrancisco.
Comme chaque fois que paraît un ouvrage de Dan Vernhettes, on admire le travail de recherche pour collecter la documentation la plus complète possible. C’est ainsi qu’ont été consultés non seulement des livres importants (par exemple Harlem in Montmartre de William A. Shack, Douze années de jazz d’Hugues Panassié, Delaunay’s Dilemma deCharles Delaunay), mais aussi les principales revues françaises (Jazz Hot, Jazz Tango Dancing, La Revue du Jazz, Bulletin du Hot Club de France) et étrangères (américaine Downbeat, belge Music, néerlandaise De Jazzwereld), sans compter nombre de journaux de l’entre-deux-guerres, essentiellement américains comme le Chicago Defender, le San Francisco Examiner ou le Baltimore Afro-American (dont un article est reproduit page 46). À cette ample moisson s’ajoutent le matériel publicitaire (affiches, annonces et programmes de concerts, étiquettes des 78 tours originaux reproduites en couleurs), un plan du 9e arrondissement de Paris (sur lequel sont localisés une trentaine de cabarets en activité dans les années 30) et quelques documents plus personnels, comme la carte du recensement militaire de Big Boy ou son faire-part de mariage du mois de mai 1939. Enfin ont été réunies une soixantaine de photographies montrant Frank Goudie au sein des orchestres dirigés, entre autres, par Benny Payton, Noble Sissle, Freddy Johnson, Willie Lewis, ou bien à la tête de sa petite formation Big Boy and His Little Boys. Certains clichés attirent davantage l’attention : insolite comme celui de la page 38 (les musiciens de Willie Lewis coiffés d’une chéchia pour faire couleur locale lors d’une tournée en Égypte), amusant comme celui de la page 40 (Goudie justifiant son surnom quand il pose à côté du « petit » Oscar Aleman), rare comme celui de la page 49 (l’épouse de Big Boy servant à boire à des musiciens dans son restaurant de Rio de Janeiro).
La discographie, en clôture du livre (environ 350 titres) mérite une attention particulière : y figurent non seulement la totalité des faces du commerce – avec les personnels complets, l’identification des solistes, diverses remarques et appréciations – mais aussi la liste quasi intégrale des enregistrements sur bande magnétique de la périodecalifornienne, inédits pour la plupart à ce jour.« Éloge d’un gentleman du jazz » : relevée en page de conclusion, l’expression résume avec pertinence un livre riche et attrayant en forme de dédicace à un musicien de talent, doublé d’une personnalité rayonnante jusqu’alors insuffisamment connue.
Alain Carbuccia et Jacques Canérot - Bulletin du HCF 642 - Juin/Juillet 2015
I’ve got the world on a string, Somebody stole my gal, Keepin’ out of mischief now,Lullaby in rhythm, I cover the waterfront, Daintiness rag, Ain’t misbehavin’, Sugar, Sweet Lorraine, La mère Michel, On the sunny side of the street, Body and soul, F minor stride, April in my heart, It’s only a paper moon
Plutôt que d’en avoir une conception linéaire, chronologique et sur le modèle de « un clou chasse l’autre », certains préféreront considérer le jazz comme une sorte de jardin où prolifère une végétation infiniment diverse. Selon les moments et les humeurs, on peut aller s’y promener au hasard (ou pas), parfois bien étonné de voir surgir ici ou là quelques fleurettes que l’on croyait seulement répandues ailleurs. Le climat est très diversifié, et le torride peut voisiner avec la plus rafraîchissante des poésies. C’est un monde qui palpite, dont chaque être possède une pulsation vitale, et de nouvelles espèces y viennent sans arrêt, à côté
d’autres qui ne meurent jamais.
D’autres, qui préfèrent avoir la tête dans les étoiles, feront la comparaison avec un ciel illuminé par la fameuse obscure clarté d’astres et de météores eux aussi infiniment divers et toujours renouvelés. L’avantage est que ce décor-là intègre les étoiles filantes. Et justement…
François Rilhac était une de ces étoiles filantes-là : à peine apparu, éblouissant, exceptionnel, ce surdoué du piano quitta notre vallée de larmes pour le paradis du swing, en laissant tellement peu de traces « officielles » que ses amis – personne n’a réellement pu se consoler de sa disparition à seulement trente-deux ans – restent à l’affût de la moindre bande magnétique rendant compte de l’une de ses apparitions.
Ceux-là parlent de François Rilhac au présent : pour eux, il est toujours vivant. Son alter ego Louis Mazetier, grand pianiste lui aussi et pratiquant le même style, le décrit comme un personnage complexe, tantôt exubérant, tantôt sombre, exprimant dans son style pianistique ses contradictions : tour à tour tendresse et agressivité, timidité et
assurance, fragilité et puissance. Maître d’ouvrage de cet album, Louis Mazetier ajoute, parlant de son ami : « Ces contrastes rendent sa musique profonde, attachante et humaine, car l’émotion y est toujours présente. Il ne triche pas, s’engage, prend des risques, se plante parfois et se rattrape de façon étourdissante. Il survole le piano avec une maîtrise stupéfiante et, dans les grands jours, n’a peur de rien. »
On ne saurait mieux décrire le contenu de ce disque, recueil d’autant plus précieux que, à ma connaissance, on ne trouvera guère François Rilhac en soliste que sur un microsillon publié en 1987 et sur un CD posthume (déjà concocté par Louis Mazetier) enregistré à la même époque et publié il y a vingt ans.
Ici, nous sommes en juin 1985 et le pianiste au sommet de son art. Il ne s’agit pas d’un studio d’enregistrement, mais d’un club dédié au jazz en général et au piano en particulier. L’endroit, aujourd’hui disparu, se trouvait au coeur du Quartier Latin et avait nom : La Table d’Harmonie.
Voilà François Rilhac quasiment dans son salon, avec des amis autour. Le Nagra de la maison Black & Blue tourne discrètement et les micros sont des Neumann : nous sommes au meilleur de ces temps analogiques dont le son tend de nos jours à se perdre.
Quant à l’artiste, il sait tout faire et il ne s’en prive pas. Les influences sont là, de Fats Waller à Art Tatum en passant par Willie ‘The Lion’ Smith, mais toute cette belle musique est avant tout du pur François Rilhac : ici, il vous donnera sa tendresse – dans la vie, c’était un homme gentil et très généreux ; là, il vous secouera par le swing ravageur
d’une main gauche rompue au ‘stride’ et qui ne manque jamais de muscle ; là encore il vous fera rêver dans une poussière de notes. Avec lui, l’inattendu est de rigueur et l’humour toujours au rendez-vous : c’est La mère Michel qui en fait les frais à la plage 10 de l’album, formidable improvisation sur ses démêlés avec le père Lustucru. La mère Michel ne retrouvera pas son chat, mais la maison Black & Blue a fini par remettre la main sur ce moment de bonheur oublié au fin fond de ses archives. Quant à vous, si vous m’en croyez, précipitez-vous chez votre fournisseur habituel dès sa parution : grâce à ces inédits, vous allez pouvoir trouver – ou retrouver – un des plus grands et des plus rares musiciens que le jazz français ait produits.
Laurent VERDEAUX (Bulletin du HCF 653)
Lorsque furent publiés, en 1973, les mémoires de Duke Ellington, voici comment l’éditeur (Doubleday, New York) présentait l’ouvrage: « C’est l’histoire de Duke Ellington, l’histoire du jazz lui-même […], une symphonie écrite par le Roi du Jazz dont l’histoire couvre et définit un demi- siècle de musique moderne. » Mais il aura fallu attendre quarante-trois ans pour que, grâce aux éditions Slatkine et à la Maison du Duke que préside Christian Bonnet, les lecteurs francophones puissent enfin se plonger dans cette histoire de bout en bout passionnante.
Pour structurer le récit de sa vie, peut-être parce que, selon les dires de son fils Mercer, il rêva toujours d’avoir sa propre revue à Broadway et qu’il fut aussi un remarquable homme de scène, Ellington utilise le vocabulaire du théâtre : huit grands chapitres intitulés « actes », comportant chacun une section qui, sous le nom de « Dramatis Felidae »(1), trace le portrait (il y en a près d’une centaine) des gens qui ont compté pour lui tout au long de sa carrière : en premier lieu, bien sûr, les musiciens de ses orchestres, mais aussi les pianistes qui l’ont influencé, comme James P. Johnson ou Willie Smith le Lion, des chefs de grandes formations (des collègues en quelque sorte!), comme Fletcher Henderson (« Le son de son orchestre a toujours été celui que je rêvais d’obtenir dès que j’aurais eu mon big band », p. 68), Chick Webb ou Don Redman, les chanteurs et chanteuses qu’il a accompagnés, au premier rang desquels Ivie Anderson, mais aussi Herb Jeffries, Kay Davis ou Alice Babs. Avec un art consommé de la formule pour peindre tel ou tel, Duke se révèle être un fin observateur des moeurs et des habitudes, doublé d’un analyste précis lorsqu’il s’agit de définir la singularité musicale de chacun : « Le Lion, c’était un gladiateur dans l’âme » (p. 114), en parlant des défis que Willie Smith ne pouvait s’empêcher de lancer aux autres pianistes ; « pouvoir se laisser flotter sur la mer immense et aventureuse de l’espérance » (p. 179), pour caractériser l’assise rythmique qu’assurait Jimmie Blanton ; « un danseur-batteur qui peignait des images chorégraphiques avec ses tambours » (p. 124), pour définir la pulsation de Chick Webb. Quant au fidèle complice, Billy Strayhorn, il « était mon bras droit, mon bras gauche, les yeux derrière ma tête, mes ondes cérébrales à l’intérieur de son crâne, et vice versa » (p. 175).
On sait que la vie professionnelle d’Ellington fut particulièrement bien remplie. Ses Mémoires le confirment : de ses débuts à Washington aux dernières tournées européennes et asiatiques, pas un jour où la musique ne soit présente. Quand il ne joue ou ne dirige pas son orchestre, il prend des notes (qui formeront la matière de cet ouvrage) et, surtout, il compose. Plusieurs pages sont ainsi consacrées à l’élaboration d’oeuvres que le Duke jugeait essentielles, notamment les Suites, comme la Queen’s Suite (3)(p. 134-135) ou la Black Brown and Beige (p. 195-197), ainsi que les fameux Concerts Sacrés (p 285-297). Il sait aussi manier l’humour quand il s’agit de pièces plus légères : « Dancers in Love est un morceau dans le style naïf […] dans lequel un garçon a du mal à percevoir quel genre de parfum porte sa partenaire parce qu’ils dansent loin l’un de l’autre, et que la fille ne songe qu’à danser ! » (p. 198). Il faudrait pouvoir tout citer (notamment les comptes rendus, souvent détaillés, des tournées à travers le monde) d’un ouvrage qui rompt avec la tradition du récit de vie, car, comme le dit Claude Carrière dans sa préface, le Duke écrit comme il compose, c’est-àdire au gré de son inspiration, rédigeant les textes qui lui venaient comme les « bribes de mélodies qu’il rassemblait, ordonnait et orchestrait ensuite pour et avec ses musiciens…» (p. 13-14). En sus de tout cela figurent, à la fin, la liste complète des compositions ellingtoniennes(4), une discographie sélective et un index très précis. On regrettera seulement l’absence de la centaine de photos que comportait l’édition américaine.
Tout amateur de musique devrait faire siennes les dernières lignes du livre : « Elle balance. Elle a la grâce. À l’entendre parler, on n’en croit pas ses oreilles. […] La musique est ma maîtresse et elle ne se contente pas de jouer les seconds rôles. » On ne voit vraiment pas comment on pourrait se dispenser d’une telle lecture.
Alain CARBUCCIA (Bulletin du HCF 651)
1- C’est le critique Stanley Dance qui suggéra à Ellington d’utiliser cette expression latine dont le sens, « les chats de l’intrigue », renvoie au terme anglais « cats » désignant, dans l’argot du jazz, les musiciens ainsi que les amateurs de cette musique
2- Music Is My Mistress est centré sur la carrière musicale d’Ellington. C’est dire que les confidences intimes sont quasi absentes, si l’on excepte les quelques pages consacrées à ses parents, à sa soeur Ruth et à son fils Mercer. À noter toutefois, dans le chapitre « Médecins et chirurgiens », le récit savoureux de ses déboires physiques
3- Selon Duke, le chant d’un oiseau et les coassements des crapauds, entendus un soir sur une route de Floride, l’auraient inspiré pour l’écriture de certaines parties de la Queen’s Suite. Cette scène (racontée p. 134-135) rappellera peut-être aux cinéphiles (il y en a parmi les amateurs de jazz !) l’épisode du film d’Abel Gance Un grand amour de Beethoven (1936), où le compositeur écrit la Symphonie pastorale à partir des bruits de la nature
4- Complète par rapport à celle de l’édition originale qui présentait une lacune pour les années 1947 à 1952
Sentimental journey, Grandpa’s spells, Just a closer walk withThee, I wish I were twins, East St. Louis toodle-oo, Love will find a way, Stoptime rag, L.O.V.E, Ostrich walk, Handful of keys, Memories of you/I’m in the mood for love/Isn’t it romantic ?, Swing that music, When you and I were young Maggie, Travelin’ boogie
En 2004, j’avais déjà repéré le talent de Paolo au travers de son premier CD en solo alors qu’il n’avait que 23 ans. Stephanie, elle, avait à peine 20 ans quand elle grava en 2006 son premier album, révélant une superbe technique pianistique vite complétée par une bonne dose de
swing qui permit à son second CD d’être couronné en 2011 par un Prix du Hot Club de France.
Le couple qu’ils ont ensuite formé a enregistré en 2012 un premier CD intitulé “Two for One” salué par une chronique louangeuse de Daniel Janissier dans le Bulletin 617. Or, au mois d’août dernier, à l’occasion du fort sympathique festival oléronais « Un piano dans la pinède », j’ai découvert ce nouvel album en duo enregistré en 2014. Paolo Alderighi et Stephanie Trick pratiquent donc une formule jusque-là peu utilisée dans le jazz : le piano à quatre mains, procédé qui s’avère bien différent du duo de pianos. Joué sur le même instrument, le piano à quatre mains réclame une complicité et une complémentarité totales sans exclure le contraste des styles, et il se révèle extrêmement
spectaculaire en concert.
Comme leur premier CD, celui-ci donne lieu à des arrangements fort bien venus et met en valeur les qualités propres à chacun. Pour Paolo : un agréable toucher, une belle musicalité et un sens aigu de l’harmonie. Pour Stephanie : une main gauche d’une grande souplesse et un jeu particulièrement brillant et dynamique. À elle, la virtuositédu ‘stride’ et du boogie. À lui, les incursions dans le monde d’Ellington ou de Garner.
Ceux, de plus en plus nombreux, qui ont eu la chance de les voir en concert repéreront plus aisément à l’écoute ce qui est dû à l’un et à l’autre. Mais chacun pourra apprécier ce jeu à quatre mains qui forme un tout que l’on ne doit pas dissocier et qui s’avère une forme musicale originale, bien différente tant du piano solo que du duo de pianos.
Dans cet album, de belles réussites comme Just a closer walk with Thee où la fusion des styles est particulièrement réussie. Dans East St Louis toodle-oo, un rythme à trois temps et un passage à la Garner viennent s’intercaler dans une évocation qui n’était pas évidente de l’arrangement ellingtonien. Dans Love will find a way, la musique nostalgique de Paolo se marie à celle plus joyeuse de Stephanie. Stoptime rag est l’interprétation facétieuse d’un ragtime de Scott Joplin. Handful of keys est une interprétation tout en légèreté du chef-d’oeuvre de Fats Waller. Les deux pianistes ne font pas mentir le titre de Swing that music où l’on repère dans quelques passages le ‘stride’ décoiffant de Stephanie. Paolo expose avec feeling le beau thème de When you and I were young Maggie avant que Stephanie ne le soutienne par une pompe efficace. Si Travelin’boogie est une des plus swingantes interprétations du recueil, c’est aussi une des plus originales, bien que l’on y retrouve des figures classiques du boogie sur un fond de basses roulant à souhait.
À vrai dire, il n’y a pas d’interprétations faibles dans cet album et l’on souscrit au jugement de Dick Hyman : « Ensemble, ils jouent un stride à quatre mains comme cela n’avait jamais été fait. »
Claude-Alain CHRISTOPHE (Bulletin du HCF 653)
Né en 1964, Lucky Peterson s’est révélé en 1984 en enregistrant l’album “Ridin’” (Bulletin 333, p. 23) qui mettait en valeur son grand talent de pianiste/organiste. Il chantait certains titres dans ce disque, mais sa voix, bien que plaisante, n’avait pas encore atteint sa pleine maturité, un peu comme celle de Ray Charles à ses débuts. Seulement, au lieu de se contenter d’apprécier ce recueil et d’attendre tranquillement les futures réalisations du musicien, bon nombre d’amateurs de blues ont considéré “Ridin’” comme une référence et ont été ensuite déconcertés par
l’évolution musicale de Lucky Peterson, en particulier par le succès planétaire de son CD “I’m Ready” en 1993 (Bulletin 414, p. 18) et notamment de sa version de la composition de Howlin’ Wolf, Who’s been talkin’. C’est que Peterson avait bien changé ; et s’il s’y montrait toujours excellent pianiste/organiste, il chantait beaucoup plus qu’auparavant avec feeling et autorité, jouait fréquemment de la guitare électrique avec brio. Fort du succès commercial de “I’m Ready”, Lucky enregistra alors
plusieurs CD entre 1995 et 2005 dans lesquels il délaissait le plus souvent le blues et le jazz au profit du funk ou du pop/rock… Durant cette période, seul le recueil “Spirituals and Gospels” daté de 1996 (Bulletin 459, p. 14), où Peterson accompagne à l’orgue et au piano la chanteuse Mavis Staples, offrait de l’intérêt pour nos lecteurs.
On pouvait croire alors que Lucky Peterson était perdu à jamais pour la musique que nous aimons ! Mais le miracle s’est produit avec l’enregistrement en 2010 de deux recueils : “Heart of Pain” (Bulletin 592, p. 19) et “You Can Always Turn Around”(Bulletin 623, p. 24). Ces albums ont été certes encensés par les spécialistes, mais, bien que recelant pas mal de chefs-d’oeuvre, ils n’ont été que moyennement appréciés par les
amateurs, sans doute influencés de façon négative par ses précédentes productions.
Pour ma part, je pense que le présent album, daté de 2015, devrait enfin rallier tous les suffrages car il prouve, et sans la moindre réserve, que celui que ses fans et certains journalistes surnomment « le Mozart du blues » est un chanteur, guitariste et pianiste exceptionnel.
Dans ce disque, et selon les morceaux, Lucky emploie la guitare électrique, la guitare acoustique, la guitare dite « Dobro » (qui possède un système spécifique à résonateur), le piano acoustique, le synthétiseur, et associe à sa voix ces différents instruments, montrant sa maîtrise exceptionnelle du re-recording. Il est secondé par des partenaires dignes de lui, à savoir : Kelyn Crapp à la guitare d’accompagnement, Jonathan Fisher à la contrebasse et Jamil Byrum à la batterie – précisons, en passant, que ce dernier est nettement supérieur à Raul Valdes que l’on entend habituellement dans les disques
récents du grand bluesman.
Étant donné la qualité de la musique, je vous propose un commentaire à propos de chaque titre. Le disque s’ouvre sur le dansant Is it me au rythme très enlevé, actuel, et en même temps assez subtil. Cette interprétation, qui rappelle à la fois James Brown et Buddy Guy, est typique du style de Lucky Peterson. Waiting on you, blues semi-vif, est
swingué de façon réjouissante, bien chanté et agrémenté d’un excellent solo de guitare, et si la section rythmique y est peut-être un peu trop présente, elle n’en demeure pas moins efficace et solide. Be your man et Erline montrent l’influence qu’ont eue sur Peterson des chanteurs-guitaristes de blues des générations précédentes tels que Robert
Johnson ou Elmore James. Dans ces deux blues, les sonorités que Lucky et Kelyn Crapp tirent de leur instrument, ainsi que le dynamisme de leur jeu, sont impressionnants ; l’ambiance des parties chantées est par contre fort différente d’un morceau à l’autre : humour et ironie dans le premier, concision et commentaires parlés dans le second. Vous ne perdrez pas votre temps à l’audition du captivant Wasting my time : le chant très personnel de Lucky, tour à tour ironique, nonchalant et rebelle, y est splendide, soutenu par des riffs de piano rappelant le style de Memphis Slim et des interventions de guitare à la B.B. King. Mad as a man can be, en tempo vif dans un climat rock ‘n’ roll – le vrai, pas les imitations – , met en relief les qualités et la virtuosité du chanteur ainsi que le punch et l’invention du guitariste qui combine avec bonheur la manière de B.B. King avec celle de Chuck Berry.
Ajoutons que l’influence de Chuck, associée à celle d’Elmore James, se perçoit également dans Never coming back : sur un tempo de rêve, Lucky Peterson chante ce blues avec beaucoup de verve, dans un registre plus aigu qu’à l’accoutumée. Dans Repo man, sa voix gutturale et émouvante ainsi que ses qualités pianistiques sont parfaitement mises
en valeur, non sans évoquer Ray Charles. Quant à Six o’clock blues, ballade nostalgique hors tempo, chantée avec retenue et feeling, enrichie par une excellente partie de guitare, elle constitue un morceau original et inattendu – mais peut-être aurions-nous préféré entendre Lucky chanter un gospel en s’accompagnant à l’orgue.
Le disque se termine par le subtil et ‘jazzy’ Feeling they call the blues, magnifiquement nterprété par le grand bluesman et ses accompagnateurs, le guitariste, le bassiste et le batteur y jouant encore plus qu'ailleurs en parfaite symbiose avec le chanteur/pianiste.
Mais pour clore cette chronique, j'ai préféré réserver Long nights, qui pour moi constitue le sommet du disque : c’est une longue plainte en tempo lent, pleine de mélancolie et d'émotion, qui met surtout en valeur les qualités du chanteur ; le solo de guitare y est inspiré, rayonnant, avec des tournures empruntées plus aux guitaristes de jazz qu'à ceux de blues, l'ensemble bénéficiant d'un accompagnement sobre et efficace, enrichi d'une partie de piano superbe et intense.
En résumé, je ne peux que vous recommander chaleureusement l’acquisition de cet album, d’un niveau exceptionnel, sans doute le meilleur enregistré à ce jour par Lucky Peterson.
Raphaël AUBIN (Bulletin du HCF 652 )
GRAND PRIX 2015
MICHEL PASTRE QUINTET
CHARLIE CHRISTIAN PROJECT – MEMORIES OF YOU
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PRIX SPÉCIAL DU JURY 2015
LAURENT MIGNARD DUKE ORCHESTRA
DUKE ELLINGTON SACRED CONCERT (CD +DVD)
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PRIX LIVRE 2015
BIG BOY – VIE ET MUSIQUE DE FRANK GOUDIE
par
Dan Vernhettes avec Christine Goudie et Tony Baldwin
Jazzedit (2014)
GRAND PRIX 2014
DU HOT CLUB DE FRANCE
PATRICK ARTÉRO et LE PARIS SWING ORCHESTRA
JOUENT LOUIS ARMSTRONG
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Liza, Drumology, Hear me talkin to ya, Jumpin pun- kins, Hampton stomp, Mandy, Carioca, Queer Street, Drummin man, Pyramid, Concerto for Cozy, Dinner with friends, At the jazz band ball, Swingin the blues .
La foule des utilisateurs de batterie se compose, en très large majorité, de musculaires matraqueurs acharnés à cogner comme des sourds sur leur instrument. À leurs côtés figurent des jazzmen qui, eux, jouent de leur ins- trument et parfois même des artistes qui savent en tirer le maximum. Guillaume Nouaux se tient au sommet de cette dernière catégorie. Toujours avec swing il accompagne impeccablement ses partenaires et, à l'occasion, prend sans esbroufe des solos idéalement construits. De surcroît, comme personne il connaît tout de la batterie et des maîtres de l'instrument. Parmi les nombreuses formations auxquelles il participe, figure en bonne place le Tuxedo Big Band de Paul Chéron, qui, lui, sait tout des grands orchestres. De leur complicité naquit l'idée particulièrement excitante d'évoquer les grands drummers de big bands puis de réaliser le projet, ce qui eut lieu les 3 et 4 janvier 2014.
L'album débute par un hommage au légendaire Chick Webb avec Liza mettant la batterie bien en évidence. On admire la puissance, la netteté de l'attaque, la construction des breaks, la stimulation apportée à lorchestre qui sonne superbement en montrant une précision remarquable. Drumology sinspire de Louie Bellson avec l'orchestre Tommy Dorsey : la batterie ne se tient plus au service de ses partenaires mais la situation s'inverse et Guillaume Nouaux dialogue avec l'orchestre avec une virtuosité époustouflante. Incidemment, le livret montre côte à côte les photos de Chick Webb et de Louie Bellson, tous deux derrière leur batterie. Comique la différence de matériel !
L'orchestre Louis Armstrong dirigé par Luis Russell sert ensuite de modèle sur Hear me talkin to ya. Cependant que Jérôme Etcheberry tient le rôle du roi, Guillaume Nouaux fournit un soutien ardent et précis avec breaks, roulements, contretemps insistant, bien dans la lignée Big Sid Catlett. Dans un registre fort différent survient ensuite Jumpin punkins de Duke Ellington. Là, Guillaume ressuscite le jeu discret mais riche en couleurs et en nuances du fameux Sonny Greer. Duke réapparaît plus loin dans Pyramid, occasion d'un salut à Sam Woodyard dans lequel Guillaume restitue le dynamisme, la musicalité, la vigilance du fabuleux modèle. Ainsi défilent les évocations étonnamment fidèles de fameux batteurs, à commencer dans Hampton stomp par un jeu multiforme, foisonnant et fournissant un accompagnement impérieux avec violent after-beat à la Lionel Hampton. Dautres virtuoses reçoivent un hommage convaincant : dans Carioca, Buddy Rich au jeu conjuguant célérité et punch ; dans Drummin man, Gene Krupa à la grande technicité ; dans Concerto for Cozy, Cozy Cole qui swingue de façon impétueuse notamment avec des roulements exceptionnels.
Certains spécialistes négligent les effets du soliste pour se concentrer sur la production d'une pulsation au swing maximal, tel Jimmy Crawford qui se retrouve dans Mandy avec son accentuation unique du contretemps au swing irrésistible, ou encore Ray Bauduc, sur At the jazz band ball, avec un jeu plein d'aisance portant l'empreinte Nouvelle-Orléans. Enfin trois titres rendent visite à Count Basie et se réfèrent à trois spécialistes : Shadow Wilson, efficace avec légèreté dans Queer Street ; Sonny Payne à la vivacité enthousiaste dans Dinner with friends, et bien sûr le seigneur Jo Jones, archétype de l'aisance, la maîtrise, l'invention dans Swingin the blues.
PRIX RÉÉDITION 2014
DU HOT CLUB DE FRANCE
JONAH JONES
MASTERWORKS
Blue Moon - BMCD 845 à 851 et 853
PRIX JAZZ VOCAL 2014 DU HOT CLUB DE FRANCE
NIKKI et JULES
BOJAR Productions
Lets make a better world, Vous faites partie de moi, Baby what you want me to do, Angel kiss, Baby wont you please come home, Mountain blues, À quoi ça sert lamour, Look like twins, Besame mucho, Classified, Embraceable you, Hooties blues, I want to be evil, Bon appétit, La vie en rose .
Voilà une dizaine d'années nous découvrions le jeune Julien Brunetaud jouant le blues au piano de manière extrêmement prometteuse, des promesses qui, par la suite, devaient se trouver généreusement tenues. Plus récemment - La Roquebrou 2012 - Nicolle Rochelle nous révèla un talent de chanteuse (entre autres qualités) éblouissant, agrémenté dune présence exceptionnelle. Astucieusement décidée par le destin, l'association de ces deux artistes ne pouvait que fonctionner brillamment.
Le couple, sous l'appellation Nikki & Jules, utilise un répertoire très varié où le jazz tient une large place... tout comme dans leur premier CD. Nos deux chanteurs se trouvent en compagnie des excellents Bruno Rousselet, contrebasse, Jean-Baptiste Gaudray , guitare, et Julie Saury, batterie. Nicolas Dary au saxo ténor intervient dans quatre plages, cependant que Julien Brunetaud assure les parties de piano, d'orgue et, à l'occasion, de guitare dobro.
L'album s'ouvre sur Lets make a better world porté par une stimulante partie de piano et d'orgue. Julien et Nicolle chantent tour à tour puis ensemble avec une ardeur, une conviction et une fraîcheur irrésistibles, ne s'interrompant que pour laisser le piano se manifester en solo. Cette façon de procéder en chantant lun après lautre, puis en duo se reproduit sur dautres excellentes plages, comme pour montrer un partage de sentiments. Ils se retrouvent dans le fameux blues de Jimmy (et Mama) Reed, Baby what you want me to do, balancé de manière très détendue. Une belle partie de guitare, qui prend aussi un chorus, suivi d'un chorus de dobro, accompagne la partie vocale ardente, parfois fredonnée. Baby wont you please come home débute, comme la version de Bessie Smith, par le couplet hors tempo dit par Nicolle, puis sur tempo lent. Chacun y va de son chorus suppliant, Julien puis Nicolle et, après un chorus orgue-piano, ils reviennent pour un dialogue passionné.
Également sur tempo lent, Look like twins souvre sur un prenant chorus de guitare sur fond d'orgue, puis Julien et Nicolle s'expriment chacun dans un chorus sur un accompagnement de piano chargé d'émotion ; après un chorus de piano, les deux chanteurs échangent en rivalisant de flamme. En hommage à sa bienfaitrice, Joséphine Baker, Nicolle débute hors tempo puis expose Embraceable you en tempo lent. Julien lui succède en reprenant le texte enflammé à son compte avec contre-chant de Nicolas Dary qui prolonge sur un chorus en solo. Nicolle revient chantant en français, Julien survenant à mi-chorus pour donner la réplique en anglais. Hooties blues swingue, allègrement porté par une incisive partie de piano de Julien qui chante plusieurs chorus, Nicolle se contentant de fredonner et de lancer quelques vocalises. En revanche, dans I want to be evil, Nicolle intervient seule, escortée par un piano attentif.
Trois compositions personnelles figurent dans l'album : Angel kiss, pour conserver l'espoir, chanté avec conviction à deux voix ; Mountain blues, pour persister dans l'effort, chanté par Nicolle avec l' efficace soutien d'orgue, dobro et batterie ; Bon appétit, pour l'importance du savoir déguster... avec évocation du cassoulet, le délice mythique des jazzmen d'autrefois.
Nicolle Rochelle interprète également trois morceaux de variété en français. Dans Vous faites partie de moi, autre salut à Joséphine Baker, elle revient, à la fin, au texte anglais de ce titre signé Cole Porter sous l'appellation I've got you under my skin. Dans La vie en rose elle évoque Édith Piaf. Dans À quoi ça sert l'amour, Julien la rejoint pour afficher leur tendre complicité. Ces titres confirment le talent de musicien de Julien Brunetaud et de chanteuse de Nicolle Rochelle à la voix merveilleusement souple, colorée et expressive.
Ce tandem inespéré se révèle fort captivant en disque et l'intérêt croît énormément lorsqu'il se produit en direct. Les médias qui accueillent tellement de groupes consternants seraient bien inspirés d'accorder à Nikki & Jules l'attention qu'ils méritent. (A.V.)
André VASSET (Bulletin du HCF N°631 - Mai 2014 - page 18)
PRIX DOCUMENT INEDIT 2014 DU HOT CLUB DE FRANCE
LIONEL HAMPTON AND HIS ORCHESTRA 1947-1948 -
THATS MY DESIRE
Doctor Jazz DJ 012
1- Red Top, 2- Thats my desire, 3- Hawks nest, 4- Vibe boogie, 5- Muchacho azul (Blue boy), 6- Goldwyn stomp, 7- Loneliness, 8- Hamps got a Duke, 9-Midnight sun, 10- Goldwyn stomp, 11- Mingus fingers, 12- Oh lady be good, 13-Red Top, 14- Chibaba chibaba, 15- Adam blew his hat, 16- Im telling you Sam, 17- Playboy, 18- Always, 19- Dont blame me, 20- How high the moon, 21- Adam blew his hat. Bonus track : 22- Giddy up .
Il était une fois, sur les hauteurs dHollywood, une demeure abandonnée par son ancien et mystérieux propriétaire. En 2013 des travaux de reconstruction mirent au jour un réduit entièrement muré où étaient stockées des boîtes de disques acétate 78 tours comportant des enregistrements de musiques diffusées par la radio. Le lot 150 acétates fut proposé à la vente et acquis par Ben Kragting jr, éditeur de la revue des Pays-Bas Doctor Jazz Magazine, qui y découvrit les faces hamptoniennes ci-dessus et signe à leur propos un copieux livret (en anglais), exemplaire de précision et illustré de photos. Au bout du... conte, nous voici en présence démissions radiophoniques provenant de concerts publics enregistrés à Culver City, Californie, courant novembre 1947 pour la plupart des interprétations, et à Fairmont, Virginie-Occidentale, fin juin 1948 pour les quatre dernières (bonus exclu). Lionel Hampton est à la tête de sa grande formation régulière au personnel présenté comme probable mais les incertitudes sont réduites et globalement identique dans les deux séries. La qualité de restitution est soignée, suite à un méticuleux travail de restauration : certes on na pu éliminer totalement le bruit de surface inhérent au support acétate ni empêcher le son un peu cotonneux de certains ensembles, mais le parasitage nest vraiment gênant que dans How high the moon et, surtout, Giddy up (é « bonus » par antiphrase) dont létat de conservation était précaire. En raison de l'enregistrement ou des transferts successifs, il peut arriver que des interprétations démarrent abruptement, mais une seule, Playboy, reste inachevée.
La consultation de votre discothèque et de vos discographies vous rappellera que la majorité des titres de ces programmes figurent sur des 78 tours Decca gravés à lépoque, parfois avec les mêmes solistes, et réédités par la suite en LP MCA puis CD Classics : dès lors, quel intérêt présentent ces versions radio, certes inédites1 mais faisant parfois double emploi et moins bien reproduites ? Une comparaison avec les faces commerciales répond en partie à la question. Hors du studio, le vibraphoniste peut sadonner au plaisir dallonger ses propres interventions précédant les exposés orchestraux : Hawks nest débute ainsi par quatre chorus (étrangement sur les harmonies du blues) au lieu de deux, Giddy up par six chorus de blues au lieu de deux, et le double Goldwyn stomp (6 et 10) se trouve désormais introduit par trois chorus étincelants de 32 mesures. Du reste, dune façon générale, les faces radio ont une durée plus longue : les deux versions de Red Top (1 et 13) diffèrent de celle du commerce par deux (1) ou trois (13) chorus de ténor (par John Sparrow, robuste) au lieu dun seul, et de six chorus de clarinette (par Jack Kelso, véhément, mais crispant dans laigu) au lieu de deux ; dans Muchacho azul, Lionel Hampton et le ténor Morris Lane jouent chacun un chorus entier au lieu de se partager le même chorus ; pour Adam blew his hat, 24 mesures dintroduction sont ajoutées, dues à Milt Buckner (15) ou à Lionel Hampton (21). Il arrive même que le déroulement dune interprétation subisse des modifications : Playboy (de surcroît étendu à plus de 5 min) est totalement rénové et les trois chorus dHow high the moon sont distincts des deux prises Decca par un tempo moins modéré et un arrangement piano-vibraphone limité au dernier chorus2.
Le second motif dintérêt pour ces documents tient à la nature de leurs sources : lorchestre ne se produit nullement lors de concerts, mais lors de bals et le Meadowbrooks Gardens de Culver City faisait partie de ces immenses salles où se pressaient les danseurs. Lionel Hampton, artiste doublé dhomme de scène auquel la proximité du public était indispensable, est donc ici dans son élément, sélectionnant les titres propres à satisfaire une foule fervente, à lenthousiasme dailleurs perceptible.
De là cette fréquence de thèmes en tempo vif aux arrangements toniques (Goldwyn stomp de Milt Buckner), allègres et bondissants (Playboy de Billy Mackel), survoltés (Hawks nest de Milt Buckner), aux finales en crescendo (Muchacho azul de Bill Doggett, Adam blew his hat de la pianiste Dardanelle Breckenridge), aux multitudes de riffs entre- croisés (Red Top, Vibe boogie, Muchacho azul) ; on assiste même à un déchaînement de furie tout au long dun explosif Lady be good. Car Hampton savait sentourer de musiciens véloces et puissants, comme les trompettes Teddy Buckner (fougueux dans Lady be good), Leo Shepherd (audacieux dans le suraigu en clôture dAdam blew his hat), Duke Garrette (expert en sourdine wa-wa à la fin de Hamps got a Duke), mais il privilégiait les saxos ténor de la lignée Jacquet-Cobb tels que John Sparrow (rugueux dans Adam blew his hat, Playboy et les deux versions de Red Top), Morris Lane (puncheur dans Hawks nest et Muchacho azul), agiles tous les deux dans les chorus en 4/4 échevelés de Lady be good avant un chorus forcené à lunisson. Le choix des rythmiciens est tout aussi significatif, regroupant, autour de la batterie dEarl Walker (adepte du contretemps sans fioritures), la basse du jeune Charlie Mingus (percutant dans Mingus fingers), le piano insistant de Milt Buckner, les guitares de Wes Montgomery (18 à 21) et surtout de Billy Mackel, dont laccompagnement en accords (Goldwyn stomp) ou par petits riffs (Giddy up) est dune merveilleuse efficacité. Reste le chef, omniprésent, exubérant, grommelant, catalysant son orchestre, dialoguant avec les ensembles (Goldwyn stomp), inventant à linfini (les dix chorus de Vibe boogie) ou calmant le jeu le temps dun How high the moon détendu, dun délicat Midnight sun (sur le bel arrangement de Sonny Burke) et dun Thats my desire remarquable par ses variations en double-time ponctuées de breaks.
Parmi ce programme vivifiant annonciateur de louragan qui devait atteindre lEurope quelques années plus tard , on ne sattardera pas sur des titres comme Chibaba chi- baba chanté par les Hamptones et dont le sous-titre My bambino, go to sleep affiche la niaiserie, ou comme lexotique Loneliness (il se pourrait bien quHampton y double le batteur par des roulements serrés sur le tom), ou comme Dont blame me roucoulé par Herman McCoy.
Aurait-on pensé pouvoir accéder en 2014 à des inédits dHampton de près de soixante-dix ans ? Une résurrection due à Doctor Jazz le bien nommé. (J.C.)
1- Seul le second Adam blew his hat (titre 21) était paru sur LP et CD
2- Autre indice de cette liberté, la variation des tempos dun concert à lautre : celui de Goldwyn stomp, moins rapide en 6 (version supérieure) quen 10, ce qui modifie sensiblement la durée (4 min 51 / 3 min 51), celui de Red Top beaucoup plus souple et, partant, plus swingant en 13 quen 1 (4 min 31 / 3 min 49).
Jacques CANÉROT (Bulletin du HCF N°634 - Octobre 2014 - page 18)
Sentimental journey, Grandpa’s spells, Just a closer walk withThee, I wish I were twins, East St. Louis toodle-oo, Love will find a way, Stoptime rag, L.O.V.E, Ostrich walk, Handful of keys, Memories of you/I’m in the mood for love/Isn’t it romantic ?, Swing that music, When you and I were young Maggie, Travelin’ boogie
En 2004, j’avais déjà repéré le talent de Paolo au travers de son premier CD en solo alors qu’il n’avait que 23 ans. Stephanie, elle, avait à peine 20 ans quand elle grava en 2006 son premier album, révélant une superbe technique pianistique vite complétée par une bonne dose de
swing qui permit à son second CD d’être couronné en 2011 par un Prix du Hot Club de France.
Le couple qu’ils ont ensuite formé a enregistré en 2012 un premier CD intitulé “Two for One” salué par une chronique louangeuse de Daniel Janissier dans le Bulletin 617. Or, au mois d’août dernier, à l’occasion du fort sympathique festival oléronais « Un piano dans la pinède », j’ai découvert ce nouvel album en duo enregistré en 2014. Paolo Alderighi et Stephanie Trick pratiquent donc une formule jusque-là peu utilisée dans le jazz : le piano à quatre mains, procédé qui s’avère bien différent du duo de pianos. Joué sur le même instrument, le piano à quatre mains réclame une complicité et une complémentarité totales sans exclure le contraste des styles, et il se révèle extrêmement
spectaculaire en concert.
Comme leur premier CD, celui-ci donne lieu à des arrangements fort bien venus et met en valeur les qualités propres à chacun. Pour Paolo : un agréable toucher, une belle musicalité et un sens aigu de l’harmonie. Pour Stephanie : une main gauche d’une grande souplesse et un jeu particulièrement brillant et dynamique. À elle, la virtuositédu ‘stride’ et du boogie. À lui, les incursions dans le monde d’Ellington ou de Garner.
Ceux, de plus en plus nombreux, qui ont eu la chance de les voir en concert repéreront plus aisément à l’écoute ce qui est dû à l’un et à l’autre. Mais chacun pourra apprécier ce jeu à quatre mains qui forme un tout que l’on ne doit pas dissocier et qui s’avère une forme musicale originale, bien différente tant du piano solo que du duo de pianos.
Dans cet album, de belles réussites comme Just a closer walk with Thee où la fusion des styles est particulièrement réussie. Dans East St Louis toodle-oo, un rythme à trois temps et un passage à la Garner viennent s’intercaler dans une évocation qui n’était pas évidente de l’arrangement ellingtonien. Dans Love will find a way, la musique nostalgique de Paolo se marie à celle plus joyeuse de Stephanie. Stoptime rag est l’interprétation facétieuse d’un ragtime de Scott Joplin. Handful of keys est une interprétation tout en légèreté du chef-d’oeuvre de Fats Waller. Les deux pianistes ne font pas mentir le titre de Swing that music où l’on repère dans quelques passages le ‘stride’ décoiffant de Stephanie. Paolo expose avec feeling le beau thème de When you and I were young Maggie avant que Stephanie ne le soutienne par une pompe efficace. Si Travelin’boogie est une des plus swingantes interprétations du recueil, c’est aussi une des plus originales, bien que l’on y retrouve des figures classiques du boogie sur un fond de basses roulant à souhait.
À vrai dire, il n’y a pas d’interprétations faibles dans cet album et l’on souscrit au jugement de Dick Hyman : « Ensemble, ils jouent un stride à quatre mains comme cela n’avait jamais été fait. »
Claude-Alain CHRISTOPHE (Bulletin du HCF 653)
Né en 1964, Lucky Peterson s’est révélé en 1984 en enregistrant l’album “Ridin’” (Bulletin 333, p. 23) qui mettait en valeur son grand talent de pianiste/organiste. Il chantait certains titres dans ce disque, mais sa voix, bien que plaisante, n’avait pas encore atteint sa pleine maturité, un peu comme celle de Ray Charles à ses débuts. Seulement, au lieu de se contenter d’apprécier ce recueil et d’attendre tranquillement les futures réalisations du musicien, bon nombre d’amateurs de blues ont considéré “Ridin’” comme une référence et ont été ensuite déconcertés par
l’évolution musicale de Lucky Peterson, en particulier par le succès planétaire de son CD “I’m Ready” en 1993 (Bulletin 414, p. 18) et notamment de sa version de la composition de Howlin’ Wolf, Who’s been talkin’. C’est que Peterson avait bien changé ; et s’il s’y montrait toujours excellent pianiste/organiste, il chantait beaucoup plus qu’auparavant avec feeling et autorité, jouait fréquemment de la guitare électrique avec brio. Fort du succès commercial de “I’m Ready”, Lucky enregistra alors
plusieurs CD entre 1995 et 2005 dans lesquels il délaissait le plus souvent le blues et le jazz au profit du funk ou du pop/rock… Durant cette période, seul le recueil “Spirituals and Gospels” daté de 1996 (Bulletin 459, p. 14), où Peterson accompagne à l’orgue et au piano la chanteuse Mavis Staples, offrait de l’intérêt pour nos lecteurs.
On pouvait croire alors que Lucky Peterson était perdu à jamais pour la musique que nous aimons ! Mais le miracle s’est produit avec l’enregistrement en 2010 de deux recueils : “Heart of Pain” (Bulletin 592, p. 19) et “You Can Always Turn Around”(Bulletin 623, p. 24). Ces albums ont été certes encensés par les spécialistes, mais, bien que recelant pas mal de chefs-d’oeuvre, ils n’ont été que moyennement appréciés par les
amateurs, sans doute influencés de façon négative par ses précédentes productions.
Pour ma part, je pense que le présent album, daté de 2015, devrait enfin rallier tous les suffrages car il prouve, et sans la moindre réserve, que celui que ses fans et certains journalistes surnomment « le Mozart du blues » est un chanteur, guitariste et pianiste exceptionnel.
Dans ce disque, et selon les morceaux, Lucky emploie la guitare électrique, la guitare acoustique, la guitare dite « Dobro » (qui possède un système spécifique à résonateur), le piano acoustique, le synthétiseur, et associe à sa voix ces différents instruments, montrant sa maîtrise exceptionnelle du re-recording. Il est secondé par des partenaires dignes de lui, à savoir : Kelyn Crapp à la guitare d’accompagnement, Jonathan Fisher à la contrebasse et Jamil Byrum à la batterie – précisons, en passant, que ce dernier est nettement supérieur à Raul Valdes que l’on entend habituellement dans les disques
récents du grand bluesman.
Étant donné la qualité de la musique, je vous propose un commentaire à propos de chaque titre. Le disque s’ouvre sur le dansant Is it me au rythme très enlevé, actuel, et en même temps assez subtil. Cette interprétation, qui rappelle à la fois James Brown et Buddy Guy, est typique du style de Lucky Peterson. Waiting on you, blues semi-vif, est
swingué de façon réjouissante, bien chanté et agrémenté d’un excellent solo de guitare, et si la section rythmique y est peut-être un peu trop présente, elle n’en demeure pas moins efficace et solide. Be your man et Erline montrent l’influence qu’ont eue sur Peterson des chanteurs-guitaristes de blues des générations précédentes tels que Robert
Johnson ou Elmore James. Dans ces deux blues, les sonorités que Lucky et Kelyn Crapp tirent de leur instrument, ainsi que le dynamisme de leur jeu, sont impressionnants ; l’ambiance des parties chantées est par contre fort différente d’un morceau à l’autre : humour et ironie dans le premier, concision et commentaires parlés dans le second. Vous ne perdrez pas votre temps à l’audition du captivant Wasting my time : le chant très personnel de Lucky, tour à tour ironique, nonchalant et rebelle, y est splendide, soutenu par des riffs de piano rappelant le style de Memphis Slim et des interventions de guitare à la B.B. King. Mad as a man can be, en tempo vif dans un climat rock ‘n’ roll – le vrai, pas les imitations – , met en relief les qualités et la virtuosité du chanteur ainsi que le punch et l’invention du guitariste qui combine avec bonheur la manière de B.B. King avec celle de Chuck Berry.
Ajoutons que l’influence de Chuck, associée à celle d’Elmore James, se perçoit également dans Never coming back : sur un tempo de rêve, Lucky Peterson chante ce blues avec beaucoup de verve, dans un registre plus aigu qu’à l’accoutumée. Dans Repo man, sa voix gutturale et émouvante ainsi que ses qualités pianistiques sont parfaitement mises
en valeur, non sans évoquer Ray Charles. Quant à Six o’clock blues, ballade nostalgique hors tempo, chantée avec retenue et feeling, enrichie par une excellente partie de guitare, elle constitue un morceau original et inattendu – mais peut-être aurions-nous préféré entendre Lucky chanter un gospel en s’accompagnant à l’orgue.
Le disque se termine par le subtil et ‘jazzy’ Feeling they call the blues, magnifiquement nterprété par le grand bluesman et ses accompagnateurs, le guitariste, le bassiste et le batteur y jouant encore plus qu'ailleurs en parfaite symbiose avec le chanteur/pianiste.
Mais pour clore cette chronique, j'ai préféré réserver Long nights, qui pour moi constitue le sommet du disque : c’est une longue plainte en tempo lent, pleine de mélancolie et d'émotion, qui met surtout en valeur les qualités du chanteur ; le solo de guitare y est inspiré, rayonnant, avec des tournures empruntées plus aux guitaristes de jazz qu'à ceux de blues, l'ensemble bénéficiant d'un accompagnement sobre et efficace, enrichi d'une partie de piano superbe et intense.
En résumé, je ne peux que vous recommander chaleureusement l’acquisition de cet album, d’un niveau exceptionnel, sans doute le meilleur enregistré à ce jour par Lucky Peterson.
Raphaël AUBIN (Bulletin du HCF 652 )
Pas de notule pour ce prix
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Pas de notule pour ce prix
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Sentimental journey, Grandpa’s spells, Just a closer walk withThee, I wish I were twins, East St. Louis toodle-oo, Love will find a way, Stoptime rag, L.O.V.E, Ostrich walk, Handful of keys, Memories of you/I’m in the mood for love/Isn’t it romantic ?, Swing that music, When you and I were young Maggie, Travelin’ boogie
En 2004, j’avais déjà repéré le talent de Paolo au travers de son premier CD en solo alors qu’il n’avait que 23 ans. Stephanie, elle, avait à peine 20 ans quand elle grava en 2006 son premier album, révélant une superbe technique pianistique vite complétée par une bonne dose de
swing qui permit à son second CD d’être couronné en 2011 par un Prix du Hot Club de France.
Le couple qu’ils ont ensuite formé a enregistré en 2012 un premier CD intitulé “Two for One” salué par une chronique louangeuse de Daniel Janissier dans le Bulletin 617. Or, au mois d’août dernier, à l’occasion du fort sympathique festival oléronais « Un piano dans la pinède », j’ai découvert ce nouvel album en duo enregistré en 2014. Paolo Alderighi et Stephanie Trick pratiquent donc une formule jusque-là peu utilisée dans le jazz : le piano à quatre mains, procédé qui s’avère bien différent du duo de pianos. Joué sur le même instrument, le piano à quatre mains réclame une complicité et une complémentarité totales sans exclure le contraste des styles, et il se révèle extrêmement
spectaculaire en concert.
Comme leur premier CD, celui-ci donne lieu à des arrangements fort bien venus et met en valeur les qualités propres à chacun. Pour Paolo : un agréable toucher, une belle musicalité et un sens aigu de l’harmonie. Pour Stephanie : une main gauche d’une grande souplesse et un jeu particulièrement brillant et dynamique. À elle, la virtuositédu ‘stride’ et du boogie. À lui, les incursions dans le monde d’Ellington ou de Garner.
Ceux, de plus en plus nombreux, qui ont eu la chance de les voir en concert repéreront plus aisément à l’écoute ce qui est dû à l’un et à l’autre. Mais chacun pourra apprécier ce jeu à quatre mains qui forme un tout que l’on ne doit pas dissocier et qui s’avère une forme musicale originale, bien différente tant du piano solo que du duo de pianos.
Dans cet album, de belles réussites comme Just a closer walk with Thee où la fusion des styles est particulièrement réussie. Dans East St Louis toodle-oo, un rythme à trois temps et un passage à la Garner viennent s’intercaler dans une évocation qui n’était pas évidente de l’arrangement ellingtonien. Dans Love will find a way, la musique nostalgique de Paolo se marie à celle plus joyeuse de Stephanie. Stoptime rag est l’interprétation facétieuse d’un ragtime de Scott Joplin. Handful of keys est une interprétation tout en légèreté du chef-d’oeuvre de Fats Waller. Les deux pianistes ne font pas mentir le titre de Swing that music où l’on repère dans quelques passages le ‘stride’ décoiffant de Stephanie. Paolo expose avec feeling le beau thème de When you and I were young Maggie avant que Stephanie ne le soutienne par une pompe efficace. Si Travelin’boogie est une des plus swingantes interprétations du recueil, c’est aussi une des plus originales, bien que l’on y retrouve des figures classiques du boogie sur un fond de basses roulant à souhait.
À vrai dire, il n’y a pas d’interprétations faibles dans cet album et l’on souscrit au jugement de Dick Hyman : « Ensemble, ils jouent un stride à quatre mains comme cela n’avait jamais été fait. »
Claude-Alain CHRISTOPHE (Bulletin du HCF 653)
Né en 1964, Lucky Peterson s’est révélé en 1984 en enregistrant l’album “Ridin’” (Bulletin 333, p. 23) qui mettait en valeur son grand talent de pianiste/organiste. Il chantait certains titres dans ce disque, mais sa voix, bien que plaisante, n’avait pas encore atteint sa pleine maturité, un peu comme celle de Ray Charles à ses débuts. Seulement, au lieu de se contenter d’apprécier ce recueil et d’attendre tranquillement les futures réalisations du musicien, bon nombre d’amateurs de blues ont considéré “Ridin’” comme une référence et ont été ensuite déconcertés par
l’évolution musicale de Lucky Peterson, en particulier par le succès planétaire de son CD “I’m Ready” en 1993 (Bulletin 414, p. 18) et notamment de sa version de la composition de Howlin’ Wolf, Who’s been talkin’. C’est que Peterson avait bien changé ; et s’il s’y montrait toujours excellent pianiste/organiste, il chantait beaucoup plus qu’auparavant avec feeling et autorité, jouait fréquemment de la guitare électrique avec brio. Fort du succès commercial de “I’m Ready”, Lucky enregistra alors
plusieurs CD entre 1995 et 2005 dans lesquels il délaissait le plus souvent le blues et le jazz au profit du funk ou du pop/rock… Durant cette période, seul le recueil “Spirituals and Gospels” daté de 1996 (Bulletin 459, p. 14), où Peterson accompagne à l’orgue et au piano la chanteuse Mavis Staples, offrait de l’intérêt pour nos lecteurs.
On pouvait croire alors que Lucky Peterson était perdu à jamais pour la musique que nous aimons ! Mais le miracle s’est produit avec l’enregistrement en 2010 de deux recueils : “Heart of Pain” (Bulletin 592, p. 19) et “You Can Always Turn Around”(Bulletin 623, p. 24). Ces albums ont été certes encensés par les spécialistes, mais, bien que recelant pas mal de chefs-d’oeuvre, ils n’ont été que moyennement appréciés par les
amateurs, sans doute influencés de façon négative par ses précédentes productions.
Pour ma part, je pense que le présent album, daté de 2015, devrait enfin rallier tous les suffrages car il prouve, et sans la moindre réserve, que celui que ses fans et certains journalistes surnomment « le Mozart du blues » est un chanteur, guitariste et pianiste exceptionnel.
Dans ce disque, et selon les morceaux, Lucky emploie la guitare électrique, la guitare acoustique, la guitare dite « Dobro » (qui possède un système spécifique à résonateur), le piano acoustique, le synthétiseur, et associe à sa voix ces différents instruments, montrant sa maîtrise exceptionnelle du re-recording. Il est secondé par des partenaires dignes de lui, à savoir : Kelyn Crapp à la guitare d’accompagnement, Jonathan Fisher à la contrebasse et Jamil Byrum à la batterie – précisons, en passant, que ce dernier est nettement supérieur à Raul Valdes que l’on entend habituellement dans les disques
récents du grand bluesman.
Étant donné la qualité de la musique, je vous propose un commentaire à propos de chaque titre. Le disque s’ouvre sur le dansant Is it me au rythme très enlevé, actuel, et en même temps assez subtil. Cette interprétation, qui rappelle à la fois James Brown et Buddy Guy, est typique du style de Lucky Peterson. Waiting on you, blues semi-vif, est
swingué de façon réjouissante, bien chanté et agrémenté d’un excellent solo de guitare, et si la section rythmique y est peut-être un peu trop présente, elle n’en demeure pas moins efficace et solide. Be your man et Erline montrent l’influence qu’ont eue sur Peterson des chanteurs-guitaristes de blues des générations précédentes tels que Robert
Johnson ou Elmore James. Dans ces deux blues, les sonorités que Lucky et Kelyn Crapp tirent de leur instrument, ainsi que le dynamisme de leur jeu, sont impressionnants ; l’ambiance des parties chantées est par contre fort différente d’un morceau à l’autre : humour et ironie dans le premier, concision et commentaires parlés dans le second. Vous ne perdrez pas votre temps à l’audition du captivant Wasting my time : le chant très personnel de Lucky, tour à tour ironique, nonchalant et rebelle, y est splendide, soutenu par des riffs de piano rappelant le style de Memphis Slim et des interventions de guitare à la B.B. King. Mad as a man can be, en tempo vif dans un climat rock ‘n’ roll – le vrai, pas les imitations – , met en relief les qualités et la virtuosité du chanteur ainsi que le punch et l’invention du guitariste qui combine avec bonheur la manière de B.B. King avec celle de Chuck Berry.
Ajoutons que l’influence de Chuck, associée à celle d’Elmore James, se perçoit également dans Never coming back : sur un tempo de rêve, Lucky Peterson chante ce blues avec beaucoup de verve, dans un registre plus aigu qu’à l’accoutumée. Dans Repo man, sa voix gutturale et émouvante ainsi que ses qualités pianistiques sont parfaitement mises
en valeur, non sans évoquer Ray Charles. Quant à Six o’clock blues, ballade nostalgique hors tempo, chantée avec retenue et feeling, enrichie par une excellente partie de guitare, elle constitue un morceau original et inattendu – mais peut-être aurions-nous préféré entendre Lucky chanter un gospel en s’accompagnant à l’orgue.
Le disque se termine par le subtil et ‘jazzy’ Feeling they call the blues, magnifiquement nterprété par le grand bluesman et ses accompagnateurs, le guitariste, le bassiste et le batteur y jouant encore plus qu'ailleurs en parfaite symbiose avec le chanteur/pianiste.
Mais pour clore cette chronique, j'ai préféré réserver Long nights, qui pour moi constitue le sommet du disque : c’est une longue plainte en tempo lent, pleine de mélancolie et d'émotion, qui met surtout en valeur les qualités du chanteur ; le solo de guitare y est inspiré, rayonnant, avec des tournures empruntées plus aux guitaristes de jazz qu'à ceux de blues, l'ensemble bénéficiant d'un accompagnement sobre et efficace, enrichi d'une partie de piano superbe et intense.
En résumé, je ne peux que vous recommander chaleureusement l’acquisition de cet album, d’un niveau exceptionnel, sans doute le meilleur enregistré à ce jour par Lucky Peterson.
Raphaël AUBIN (Bulletin du HCF 652 )